Vous êtes-vous déjà demandé quel protocole anesthésique s’applique à une personne insensible à la douleur devant être opérée ? Et, une fois sortie du bloc opératoire, un traitement antalgique est-il vraiment nécessaire chez un patient qui ne ressent habituellement aucune douleur ? Un cas clinique publié en mai 2025 dans le Journal of Surgical Case Reports apporte un éclairage sur ces questions. Des chirurgiens et anesthésistes de la Royal Infirmary d’Édimbourg et de l’université de Glasgow rapportent l’histoire d’un homme atteint d’insensibilité congénitale à la douleur devant subir une biopsie et une opération chirurgicale.
Ce trentenaire présentait une masse suspecte au niveau de la bronche moyenne droite. Il devait également subir une intervention chirurgicale sur son poumon droit, afin d’en retirer deux nodules. L’opération, prévue par thoracoscopie vidéo-assistée, repose sur une technique mini-invasive : au lieu d’ouvrir largement la poitrine, les chirurgiens pratiquent de petites incisions pour insérer une caméra et des instruments, puis visualisent le thorax sur un écran afin de procéder à la résection des lésions.
Cet homme souffre d’une insensibilité congénitale à la douleur, un syndrome clinique très rare caractérisé, dans sa forme la plus sévère, par une absence totale de sensation douloureuse depuis la naissance. Cette maladie, qui résulte d’une atteinte des fibres sensitives de fin calibre des nerfs périphériques, correspond à une neuropathie sensitive et autonome héréditaire (HSAN).
Plusieurs formes cliniques de HSAN ont été identifiées et classées selon leur mode de transmission génétique, l’âge d’apparition des symptômes, la localisation des signes cliniques, les déficits associés et les anomalies observées à la biopsie nerveuse.
La forme dont souffre ce patient trentenaire appartient au groupe IID des neuropathies sensitives et autonomes héréditaires (HSAN-IID), qui s’accompagne d’une atteinte plus ou moins marquée du système nerveux autonome, qui régule certains processus physiologiques involontaires comme la tension artérielle et le rythme de respiration.
L’insensibilité congénitale à la douleur (ICD) est généralement diagnostiquée dans la petite enfance, notamment en raison de plaies qui cicatrisent mal, d’infections répétées, de mutilations accidentelles, de fractures osseuses à répétition. Ce syndrome peut être présent dès la naissance ou apparaître plus tardivement, avant la puberté.
L’ICD résulte d’une mutation du gène SCN9A, situé sur le bras long du chromosome 2, qui code une sous-unité appelée Nav1.7, un canal ionique présent à la surface des neurones nociceptifs, responsables de la transmission de la douleur. Ce canal est aussi exprimé dans les neurones olfactifs chez le rat : lorsque ce gène est supprimé chez cet animal, il perd l’odorat (anosmie) et ne réagit plus aux stimuli douloureux. Chez ce patient, l’insensibilité à la douleur s’accompagne également d’une anosmie.
Une centaine d’individus souffrant d’ICD dans le monde
En raison de son extrême rareté et d’une classification encore imprécise, il est difficile d’estimer la prévalence de l’ICD. Le sous-type HSAN-II, qui se manifeste par une diminution des sensations de douleur, de température et de toucher, ne concernerait que quelques centaines de cas dans le monde.
La première description détaillée d’une insensibilité congénitale à la douleur (ICD) remonte à 1932. Le médecin new-yorkais George Van Ness Dearborn avait alors relaté le cas d’un homme de 54 ans capable de se tirer dessus, de se poignarder et de se brûler sans jamais ressentir la moindre douleur. Immigré tchèque arrivé à New York à l’âge d’un an, cet homme avait exercé de nombreux métiers avant de tirer parti de sa particularité en se produisant dans un spectacle de music-hall, où il transperçait différentes parties de son corps avec des aiguilles.
Revenons au patient devant subir une biopsie bronchique et l’ablation de deux nodules pulmonaires. Quatre ans plus tôt, il avait été opéré et traité par radiothérapie radicale pour un sarcome localisé à droite du cou. Lors d’un suivi radiologique, un nouveau nodule est apparu au sommet du poumon droit. L’imagerie a confirmé la présence de trois nodules, évocateurs de métastases.
Ce patient avait déjà été hospitalisé à plusieurs reprises pour divers problèmes (ulcères cutanés cicatrisant mal, infection d’un disque intervertébral, infections des tissus mous).
Un jour, il s’était présenté aux urgences après avoir ressenti une sensation de claquement dans le bras gauche. Le diagnostic était une rupture du tendon du biceps, mais indolore. Les examens d’imagerie révèlent aussi une dégénérescence osseuse étendue.
C’est en se brûlant accidentellement dans son travail de plombier, mais sans s’en rendre compte sur le moment, qu’il a commencé à suspecter l’existence d’un problème. Des analyses génétiques ont ensuite confirmé une insensibilité congénitale à la douleur (CIP). L’examen clinique du patient a montré plusieurs petites brûlures anciennes sur les avant-bras et les mains.
Réactions du système nerveux autonome au stress chirurgical
Lors de précédentes interventions chirurgicales, le patient n’avait reçu aucun médicament anti-douleur et cela ne l’avait nullement gêné. Il avait malgré tout présenté des réactions du système nerveux autonome au stress opératoire : accélération du rythme cardiaque (tachycardie), hypertension artérielle et fièvre.
Cette fois, pour prévenir une éventuelle réponse autonome excessive en réponse au stress chirurgical, l’équipe médicale a choisi de se conformer au protocole antalgique en vigueur dans le service, en l’occurrence : administration contrôlée par le patient d’opioïdes par voie intraveineuse immédiatement après l’intervention, suivie de la prise de paracétamol associé à un antalgique oral puissant (oxycodone ou morphine) si besoin, avant de passer progressivement à un opioïde plus léger (codéine).
Pendant l’opération sous anesthésie générale, le patient n’a présenté aucune réaction du système nerveux autonome durant l’incision initiale. Surtout, sa tension artérielle, ses fréquences cardiaque et respiratoire sont restées stables du début à la fin de l’intervention chirurgicale.
Après l’opération, une analgésie contrôlée par le patient (ACP) à base d’oxycodone a été mise en place. Dans les heures qui ont suivi, le patient a présenté des épisodes intermittents de tachycardie, d’hypertension et une légère fièvre, qui se sont atténués après l’administration d’une dose flash d’opioïde. L’ACP a été arrêtée au bout de huit heures, car le patient souffrait de nausées après chaque dose sans en retirer de bénéfice. Des antalgiques oraux, opioïdes et paracétamol, ont ensuite permis de stabiliser la tachycardie, la tension artérielle et la fièvre pendant la période post-opératoire immédiate. Le drain thoracique a été retiré le lendemain de l’intervention, et le patient a pu quitter l’hôpital le surlendemain.
Quatre jours plus tard, il a toutefois été réhospitalisé en raison d’un épisode fébrile accompagné de toux et d’un léger écoulement purulent au niveau du site de drainage. Une nouvelle radiographie thoracique n’a révélé aucune anomalie et l’analyse bactériologique de la plaie est restée négative. Par précaution, et compte tenu de son insensibilité congénitale à la douleur, l’équipe médicale a initié un traitement antibiotique intraveineux, suivi d’une antibiothérapie de quatre jours à domicile. Le patient a pu regagner son domicile dès le lendemain de sa réadmission et a bien récupéré.
L’analyse histopathologique des pièces opératoires a révélé que deux des trois nodules pulmonaires étaient des métastases cancéreuses. Le patient a alors été orienté vers une équipe spécialisée dans les sarcomes et a bénéficié d’une radiothérapie ciblée.
Seulement 16 publications consacrées à l’anesthésie des patients atteints d’ICD
Dans la littérature médicale, seules 16 publications traitent de l’approche anesthésique chez 82 patients atteints d’insensibilité congénitale à la douleur, parmi lesquels 14 cas concernent la neuropathie héréditaire sensitive et autonome de type IV (HSAN IV). Ce syndrome se caractérise par des épisodes récurrents de fièvre, une insensibilité à la douleur, un retard mental, des automutilations, ainsi qu’une anhidrose totale, c’est-à-dire une absence de transpiration même en environnement chaud. La neuropathie héréditaire sensitive et autonome de type IV est liée à des mutations du gène NTRK1, situé sur le bras long du chromosome 1.
En 2015, des médecins israéliens ont rapporté une fréquence élevée de bradycardie (ralentissement du rythme cardiaque), d’hypotension artérielle et d’arrêts cardiaques peropératoires chez 35 patients atteints de HSAN IV, ayant subi, entre 1990 et 2013, un total de 358 interventions chirurgicales sous anesthésie générale. Ces résultats confirmaient ceux d’une étude antérieure menée chez 20 patients israéliens présentant une insensibilité congénitale à la douleur avec anhidrose, opérés à 40 reprises sous anesthésie.
Ces observations concernent des patients atteints de HSAN IV, une forme caractérisée par une atteinte marquée du système nerveux autonome, atteinte qui n’est pas systématiquement retrouvée chez les patients souffrant de HSAN II.
Un seul autre cas rapporte une absence totale de réponse cardiovasculaire au cours d’une intervention chirurgicale. Il s’agit d’un homme de 33 ans, atteint d’une insensibilité à la douleur (type non spécifié), ayant subi une amputation bilatérale. Durant toute l’intervention, aucune variation de sa fréquence cardiaque ou de sa pression artérielle n’avait été observée. En particulier, ce patient n’avait présenté aucune réponse cardiovasculaire lors de l’incision cutanée ni lors de la section des os. Fait notable, « le clampage des nerfs dans le creux poplité [à l’arrière du genou] a toutefois déclenché une brève réaction de flexion du membre, sans signe de détresse apparente… si ce n’est chez les chirurgiens », précise l’article, publié en 1986 dans la revue Anesthesia.
Pas d’opioïdes en période postopératoire dans la plupart des cas
Dans la majorité des cas rapportés, les patients atteints d’insensibilité congénitale à la douleur n’ont pas reçu d’opioïdes après une chirurgie. Pourtant, en 2017, une équipe chinoise a décrit un patient présentant une ICD avec anhidrose qui, au cours d’une intervention sur les voies respiratoires (ablation des amygdales), a présenté plusieurs épisodes de tachycardie et d’hypertension artérielle.
La même année, une équipe japonaise a rapporté le cas d’un enfant de 9 ans, également atteint d’ICD avec anhidrose, qui a bougé les doigts de manière répétée durant une intervention de chirurgie orthopédique. Ce mouvement était déclenché par certains stimuli tactiles, suggérant une hypersensibilité au toucher, probablement liée à une profondeur d’anesthésie insuffisante.
Ces observations soulignent qu’en dépit de l’absence de perception douloureuse, une anesthésie générale reste indispensable chez ces patients lors d’une intervention chirurgicale.
Il convient toutefois de signaler que de très rares patients insensibles à la douleur ont été opérés sans avoir reçu la moindre anesthésie générale ni anesthésie locale par bloc nerveux périphérique, sans que cela ne compromette leur récupération post-opératoire. En 2019, une équipe turque a ainsi rapporté n’avoir eu recours qu’à une sédation au midazolam (une benzodiazépine) chez des jumeaux, un frère et une sœur de 17 et 14 ans, atteints d’une insensibilité généralisée à la douleur, d’anhidrose et d’un retard mental. Ces deux adolescents souffraient d’une infection de la cheville (arthrite septique) nécessitant une intervention chirurgicale. La sédation avait permis un confort opératoire suffisant, sans provoquer d’instabilité cardiovasculaire chez ces jeunes patients.
Les besoins antalgiques varient d’un patient à l’autre
Que retenir de ces observations cliniques ? Tout d’abord, l’insensibilité congénitale à la douleur englobe diverses formes cliniques qui se recoupent partiellement. Ensuite, chez les personnes atteintes d’ICD, les réactions postopératoires à la douleur peuvent varier considérablement d’un patient à l’autre.
Illustrant cette variabilité, des anesthésistes japonais ont analysé les dossiers de six patients atteints d’ICD avec anhidrose, opérés sous anesthésie générale, qu’elle ait été induite par voie intraveineuse ou par inhalation. Certains de ces patients se sont plaints de douleurs après l’intervention. Autrement dit, même chez des individus dont la perception de la douleur est profondément altérée, des sensations douloureuses peuvent subsister après une chirurgie. En d’autres termes, l’ICD n’efface pas toujours la douleur post-opératoire. Ce résultat plaide en faveur d’une anesthésie suffisamment profonde, adaptée à l’intensité des stimuli chirurgicaux et aux besoins spécifiques de chaque patient.
Enfin, si le patient opéré à Édimbourg ne présentait aucun réflexe autonome à la douleur pendant l’intervention chirurgicale, il a néanmoins manifesté, en période postopératoire, plusieurs réponses du système nerveux autonome (tachycardie, hypertension, fièvre) que les antalgiques ont permis de maîtriser, au prix d’effets indésirables tels que des nausées. « Les opioïdes peuvent s’avérer utiles pour contrôler les réponses du système nerveux autonome aux stimuli douloureux », concluent Thomas French, Sanjeet Singh Avtaar Singh et leurs collègues.
On le voit, être insensible à la douleur n’exclut donc ni la nécessité d’une anesthésie adaptée, ni celle d’un suivi postopératoire attentif, le corps pouvant s’exprimer autrement, par des réactions autonomes en réponse au stress chirurgical.
Pour en savoir plus :
French T, Avtaar Singh SS, et al. Post-operative analgesic regime in a patient with congenital indifference to pain. J Surg Case Rep. 2025 May 3 ; 2025 (5) : rjaf275. doi : 10.1093/jscr/rjaf275
Destegul D, Kocaöz F, Sarı AS. Anesthetic management of two siblings with congenital insensitivity to pain with anhidrosis syndrome. Agri. 2019 Nov ; 31 (4) : 202-205. English. doi : 10.14744/agri.2019.91297
Wang C, Zhang X, Guo S, et al. Anesthetic management during adenotonsillectomy for twins with congenital insensitivity to pain with anhidrosis : two case reports. J Med Case Rep. 2017 Aug 25 ; 11 (1) : 247. doi : 10.1186/s13256-017-1406-0
Urfalioglu A, Arslan M, Duman Y, et al. Anesthesia Procedure for Congenital Insensitivity to Pain in a Child with Anhidrosis Syndrome : A Rare Case. J Nippon Med Sch. 2017 ; 84 (5) : 237-240. doi : 10.1272/jnms.84.237
Zlotnik A, Natanel D, Kutz R, et al. Anesthetic Management of Patients with Congenital Insensitivity to Pain with Anhidrosis : A Retrospective Analysis of 358 Procedures Performed Under General Anesthesia. Anesth Analg. 2015 Nov ; 121 (5) : 1316-20. doi : 10.1213/ANE.0000000000000912
Rozentsveig V, Katz A, Weksler N, et al. The anaesthetic management of patients with congenital insensitivity to pain with anhidrosis. Paediatr Anaesth. 2004 Apr ; 14 (4) : 344-8. doi : 10.1046/j.1460-9592.2003.01235.x
Okuda K, Arai T, Miwa T, Hiroki K. Anaesthetic management of children with congenital insensitivity to pain with anhidrosis. Paediatr Anaesth. 2000 ; 10 (5) : 545-8. doi : 10.1046/j.1460-9592.2000.00542.x
Layman PR. Anaesthesia for congenital analgesia. A case report. Anaesthesia. 1986 Apr ; 41 (4) : 395-7. doi : 10.1111/j.1365-2044.1986.tb13225.x
Van Ness Dearborn G. A Case of Congenital General Pure Analgesia. J. Nerv. Ment. Dis. 1932 ; 75 : 612 – 615. doi : 10.1097/00005053-193206000-00002