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Piotr Smolar, correspondant du « Monde » à Washington, a répondu à vos questions sur la campagne électorale qu’il a couvert, et sur une élection présidentielle qui s’annonce historique aux Etats-Unis.

Tasmat : Nous voyons les deux candidats s’époumoner depuis de nombreuses semaines dans des meetings à travers tout le pays. Ceux-ci semblent remplis d’électeurs déjà totalement acquis à leur cause, arborant les couleurs et les slogans de leurs partis respectifs dans une ferveur incontestable. En quoi ces meetings ont-ils une quelconque utilité dans ce cas pour convaincre des électeurs indécis qui n’y sont pas présents, sans parler des électeurs de l’autre camp qui n’y seront forcément pas ?

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Piotr Smolar : Votre excellente question se justifie totalement. Par la géographie, tout d’abord. La carte des déplacements des candidats et de leurs colistiers est spectaculaire. On s’aperçoit qu’ils ont passé les deux derniers mois à ignorer 80 % du pays et à sillonner sept Etats-pivots, les seuls qui paraissaient vraiment incertains : Arizona, Nevada, Michigan, Pennsylvanie, Wisconsin, Caroline du Nord, Géorgie. Des centaines de millions de dollars y ont été dépensés, c’est le deuxième point frappant. Trump et Harris y ont encore multiplié les meetings ces derniers jours, parfois trois ou quatre fois dans la même ville, que ce soit Atlanta en Géorgie ou bien Philadelphie, en Pennsylvanie. Enfin, le dernier point, c’est que les sondages s’obstinaient depuis septembre à donner les deux candidats dans la marge d’erreur dans ces sept mêmes Etats ! Comme si tous ces efforts ne servaient à rien.

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Donald Trump, le 2 novembre en Caroline du Nord.

C’est pourtant faux. Ces efforts sont indispensables. D’abord parce que la mère de toutes les batailles sont les électeurs incertains de leur choix, les indépendants, les conservateurs modérés très fatigués de Trump. Ensuite, ces meetings servent à affûter un message politique, à s’adapter aux rebondissements de la campagne, mais aussi à diffuser une énergie, un enthousiasme. Les deux candidats attirent un public nombreux. Les deux candidats prétendent que la dynamique est de leur côté.

C’est extrêmement important cette année en l’absence d’un débat télévisé peu avant le jour du scrutin, qui d’habitude permet à beaucoup d’électeurs de se brancher tardivement sur les enjeux. Enfin, dernier point très important : les démocrates bénéficient d’infrastructures de campagne, d’un réseau de militants et d’organisations absolument sans équivalent. Cela joue un rôle-clé dans la mobilisation des électeurs.

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C’est le début de la fin : Ces derniers jours nous avons beaucoup entendu parler des candidats et de leurs interventions. Cependant, cela fait plusieurs semaines que l’on parle moins de leurs colistiers. Quelles ont été leur plus-value et leur impact lors de la dernière ligne droite ?

Piotr Smolar : La première qualité d’un colistier est de ne pas porter tort au candidat principal. Dans les deux cas − le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, pour Kamala Harris, et le sénateur (Ohio) J.D. Vance pour Donald Trump − le choix fut une surprise.

JD Vance, le 4 novembre en Pennsylvannie.

J.D. Vance a été désigné juste au moment de la convention républicaine à Milwaukee, en juillet. Il était très soutenu par Don Jr, l’un des fils de Trump, très présent dans cette campagne. C’est un converti au trumpisme, après avoir violemment critiqué le milliardaire. Mais c’est un converti ardent, qui essaie de donner au mouvement MAGA un corpus idéologique, là où Trump a toujours été plus intuitif et désordonné. Or, pour revenir à ma première remarque, J.D. Vance, malgré un débat télévisé très réussi contre Tim Walz, a accentué les vulnérabilités électorales de Trump, au lieu de les résorber. Je pense avant tout à ses propos sur l’avortement et plus généralement sur les femmes, sa vision sépia du rôle de la femme dans la société, d’autant plus surprenante que sa propre épouse est une avocate accomplie.  Ses remarques sur les « cat ladies », les femmes célibataires sans enfants vivant avec un chat, ont provoqué une vague incroyable sur les réseaux sociaux.

Tim Walz, le 4 novembre à Milwaukee, dans le Wisconsin.

Du côté de Tim Walz, on ne peut pas parler d’un impact déterminant dans la campagne, ni même de moments forts. Le gouverneur a projeté une bonhomie et une simplicité qui sont plutôt rassurantes. Il semble très bien s’entendre avec Kamala Harris, ce qui est un élément essentiel dans le choix d’un partenaire politique. La qualité de ce choix se verra si la vice-présidente réussit son pari dans les urnes.

Bobby Bailando : Après une défaite en 2020 et des résultats mitigés en 2022 (courte victoire à la Chambre des représentants), une défaite lors de ces élections pourrait-elle signifier la fin du « Trumpisme » ? Ou ce courant est-il trop ancré dans les rangs républicains ? Merci pour votre réponse

Piotr Smolar : Cette discussion s’ouvrira lorsqu’on connaîtra les résultats, et ce, même si l’ancien président conteste une nouvelle défaite éventuelle. Mais on peut déjà dire une évidence. Le trumpisme a dépassé Trump. Des plantes toxiques ont poussé grâce aux mensonges qu’il a semés au sujet des fraudes imaginaires en 2020. Il y a d’abord les élus MAGA (Make America Great Again) à la Chambre, qui n’ont pensé depuis quatre ans qu’à multiplier les coups d’éclat et à saboter le travail parlementaire.

Outre les partisans endurcis de Trump, qui le soutiennent depuis 2015-2016, il existe aussi une nouvelle génération MAGA qui s’est jointe au mouvement après l’assaut du 6 janvier au Capitole. Cet engagement peut nous paraître contre-intuitif, dans la foulée d’une tentative de coup d’Etat multiforme, fin 2020. Mais c’est pourtant le cas, dans un triste renversement des valeurs, de la définition du patriotisme américain et de la vérité.

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A cela il convient d’ajouter un élément stratégique très important. Si Trump a envisagé pendant quelques semaines, après sa défaite en 2020 et son départ de la Maison Blanche, de créer un nouveau mouvement ou parti, il a ensuite changé d’avis. Il a décidé d’absorber le Parti républicain. D’en prendre le contrôle au sommet − ce fut le cas en début d’année, Lara Trump, la femme de son fils Eric, devenant la patronne du Comité national républicain (RNC) − mais aussi à la base. C’est là l’un des aspects méconnus de la révolution MAGA.

Les militants ont investi les comités locaux du parti. Je l’ai vu par exemple en Caroline du Sud. Grâce à leur poids collectif et géographique, ils exercent ensuite des pressions sur les élus républicains traditionnels, dans les parlements locaux ou au sein des instances. Cet écosystème hermétique, avec ses relais d’opinion et ses « faits alternatifs », ne disparaîtra pas comme par enchantement, en cas de nouvelle défaite de Trump. Si celui-ci s’efface définitivement, la bataille pour l’héritage débutera. Mais on assistera peut-être aussi à une archipélisation du monde MAGA.

Lo : Au début de sa campagne, Kamala Harris avait décollé grâce à un discours de confiance, tourné vers l’avenir, ouvert, renouant en quelque sorte avec un certain « rêve américain » qui se démarquait très fortement de la lugubre obsession décliniste de Trump. Pourquoi, selon vous, n’a-t-elle pas continué dans cette voie prometteuse, et s’est-elle, peut-être un peu trop, concentrée sur les critiques et attaques contre son adversaire ?

Piotr Smolar : J’abonde dans votre sens. Il y a clairement eu un glissement dans la campagne, à compter environ du début octobre, vers un discours plus alarmiste, alors que Kamala Harris avait, à l’origine, abordé la question Trump par la raillerie. Elle l’avait rétréci, diminué, ramené à sa mesquinerie et à son côté erratique. Mais dans la dernière ligne droite de la campagne elle a repris les thématiques prisées par Joe Biden avant les midterms de novembre 2022.

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On se souvient que le président – qui avait d’ailleurs été critiqué pour cela – avait tenu un discours solennel à Philadelphie sur la démocratie en danger. Ce changement de Kamala Harris est juste une inflexion. Elle continue, par ailleurs, à insister sur la nécessité de tourner la page Trump, et place au cœur de son propos les droits reproductifs.

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N’oublions surtout pas ceci : il s’agit de la première élection présidentielle de l’après Roe vs Wade. En retirant aux femmes américaines le droit fédéral à l’avortement, la Cour suprême a bouleversé toute la donne politique en juin 2022, provoquant un engagement passif des femmes et des jeunes en politique, vérifié scrutin après scrutin. La Cour n’a pas simplement transféré la responsabilité aux Etats. Elle a aussi causé des drames individuels immenses, des détresses, et diffusé l’idée d’une vaste entreprise réactionnaire pour faire revenir l’Amérique cinquante ans en arrière. C’est là-dessus que prend appui la candidature de Kamala Harris. Vous parlez de « palier atteint » dans sa campagne. Je me garderais bien de conclure quoi que ce soit avant les résultats.

LeCurieux : On dresse souvent un tableau des Etats-Unis avec un paysage politique de plus en plus polarisé – l’avez-vous ressenti sur le terrain ?

Piotr Smolar : Oui et non. Oui, car on a souvent l’impression que deux visions de l’Amérique, de la démocratie, de la liberté s’entrechoquent et sont inconciliables. La façon dont les Américains perçoivent l’assaut du 6 janvier 2021 au Capitole est le test absolu. Ces deux visions sont favorisées par une fragmentation de l’information, et encore faudrait-il mettre ce mot entre guillemets. A côté des médias traditionnels, conservateurs ou libéraux, pullulent dorénavant des podcasts de vedettes ralliant des dizaines de millions d’auditeurs, fières de ne pas être journalistes. Ce sont les influenceurs politiques tout-puissants, que les deux candidats ont beaucoup fréquentés depuis deux mois.

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Mais je voudrais tempérer cette évidence par une intuition. Il existe aussi aux Etats-Unis, me semble-t-il, une majorité silencieuse aux contours complexes, ne recoupant pas les lignes partisanes traditionnelles, mais capable de s’entendre de façon pragmatique sur un certain nombre de grands sujets.

Pas de bannissement des armes, protégées par le second amendement de la Constitution, mais des contrôles accrus au moment des achats. Pas d’interdiction de l’avortement, mais un compromis sur la durée de grossesse pour l’IVG. Pas de frontières poreuses et ouvertes, mais la préservation de l’expérience américaine, celle d’une assimilation remarquable de générations successives de migrants. Le problème est que la polarisation violente empêche la concrétisation, en termes politiques, de cette majorité silencieuse. Tout le pari de Kamala Harris − autrement dit, son positionnement centriste − consiste à traquer cette majorité, à prétendre l’incarner.

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marti : Trump dit qu’il n’aurait jamais du quitter la Maison Blanche en 2020. S’il est élu cette semaine, peut-on craindre qu’il refuse de partir en 2028 ? Merci de votre retour

Des partisans de Trump, en 2020 en Géorgie.

Piotr Smolar : Donald Trump a dit que ce mandat, en cas de victoire, serait son dernier. On n’est pas obligé de le croire, mais rappelons qu’il a 78 ans, et que son âge se sent de plus en plus. L’inquiétude immédiate concerne plutôt l’hypothèse de sa défaite dans les urnes, qui pourrait déclencher une opération de dénonciation des résultats sans précédent. Donald Trump conteste toujours avoir perdu en novembre 2020 face à Joe Biden. Et il annonce déjà, sans la moindre preuve, que des fraudes entachent le scrutin actuel. Tout le monde s’attend à ce que l’ancien président annonce sa victoire de façon précipitée, dans la soirée de mardi, sans aucun élément crédible pour soutenir cette bravade.

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Donald Trump met en cause l’extension par endroits de la durée pour voter, il prétend que des migrants participent au vote (mensonge), que les procédures de vote anticipé sont marquées par des centaines de faux bulletins, comme en Pennsylvanie (mensonge), ou encore qu’il n’y aurait pas de vérification d’identité pour les électeurs expatriés, civils ou militaires (mensonge). Contrairement à 2020, des escouades d’avocats et des milliers de militants trumpistes sont prêts à réagir et à saisir la justice, partout dans les Etats-clés. Mais, jusqu’à présent, leurs recours ont été massivement rejetés par les magistrats.

Alban : Comment expliquez vous que l’électorat blanc chrétien évangélique suive aussi aveuglément Trump ? Le rejet du droit à l’avortement est-il pour eux tellement plus important que toutes les actions de Trump (violence sexuelles, tromperie sur sa femme, ne se rend pas à l’église…) ? Je ne comprends pas comment il a pu devenir un tel « messie » pour les églises évangéliques.

Piotr Smolar : Lors de la première étape des primaires républicaines, dans l’Iowa, en janvier dernier, j’avais rencontré plusieurs pasteurs évangéliques et j’avais manifesté la même surprise que vous. L’explication était que ces électeurs connaissent très bien les failles de Donald Trump, les scandales qu’il charrie. Ils ne se font pas d’illusion sur son absence de foi religieuse. Mais ils le considèrent comme un véhicule de transport rapide pour leurs priorités.

Ils lui sont reconnaissants pour deux choses essentielles : la nomination de trois juges conservateurs à la Cour suprême, qui a débouché sur la fin de l’avortement comme droit fédéral pour toutes les Américaines, et sa politique pro-israélienne. Je pense en particulier à la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël et le transfert de l’ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem.

Pierre : Qu’est-ce qui a différencié cette campagne de celles de 2016 et 2020 ?

Piotr Smolar : L’élection de 2016 marqua l’irruption de Trump sur la scène, déjouant les pronostics, écrasant ses rivaux républicains, battant Hillary Clinton – lui-même en étant étonné. Celle de 2020 fut la campagne Covid, où Joe Biden parvint à réunir une vaste coalition – notamment la gauche du Parti démocrate – pour battre Trump. Ce qui est inouï, c’est la capacité de Donald Trump à surmonter ses défaites, ses inculpations multiples dans quatre dossiers judiciaires, sa condamnation au pénal à New York, sa responsabilité reconnue au civil pour agression sexuelle, ses outrances et incohérences, pour être à nouveau au rendez-vous en novembre 2024.

Et en capacité de réunir environ la moitié de l’Amérique sur son nom. Ce qui a marqué cette campagne est une succession d’imprévus (retrait de Biden, deux tentatives d’assassinat contre Trump) et l’incertitude sur le résultat final. Une incertitude qui concerne d’ailleurs également la Chambre des représentants, que les démocrates ambitionnent de reprendre, et le Sénat, où il leur sera difficile de préserver leur majorité.

Six vidéos pour tout comprendre à l’élection présidentielle américaine

Comprendre la culture politique et le système électoral américains n’est pas forcément évident vu de France. Alors qu’à travers l’élection présidentielle américaine du 5 novembre se jouent des enjeux colossaux qui dépassent largement les frontières des Etats-Unis, le service Vidéos verticales du Monde vous a préparé un petit guide qui devrait vous permettre de mieux comprendre les subtilités de cette échéance électorale.

1. Comment fonctionne l’élection présidentielle américaine ?

Aux Etats-Unis, l’élection présidentielle est ainsi faite que l’on peut la remporter en ayant obtenu moins de voix à l’échelle nationale que son concurrent. C’est même arrivé cinq fois dans l’histoire. Cela est principalement dû au fait qu’il s’agit d’une élection indirecte : les électeurs ne votent pas pour le président mais pour des grands électeurs qui désigneront à leur tour le vainqueur.

2. Pourquoi dit-on que l’élection se joue dans une poignée d’Etats ?

C’est la question des swing states et elle est primordiale pour comprendre l’issue de l’élection. Le système électoral américain fait que seuls quelques Etats, plus ou moins les mêmes à chaque élection, sont réellement décisifs.

3. Comment va se dérouler la nuit électorale ?

Si vous comptez suivre les résultats à mesure qu’ils tombent, nous avons quelques conseils pour vous et vous expliquons le déroulement de la « nuit américaine ».

4. Comment la traite négrière a façonné la vie politique américaine

Depuis des décennies, la vie politique américaine est structurée autour de deux grands partis – démocrate et républicain –, dont nous retraçons l’histoire. Et cette dernière est intimement liée à la question de l’esclavage.

Les partis démocrate et républicain n’ont pas toujours défendu les valeurs qui les définissent aujourd’hui. Au cours de leur histoire, un basculement a provoqué une sorte d’inversion : les démocrates, esclavagistes à l’origine, sont ceux qui défendent aujourd’hui particulièrement les droits des Afro-descendants.

5. Pourquoi un âne, pourquoi un éléphant ?

Les symboles qui représentent traditionnellement les deux principales formations politiques américaines ont une histoire, et ces deux animaux, âne et éléphant, n’ont évidemment pas été choisis au hasard.

6. D’où viennent les présidents américains ?

A votre avis, quel est l’Etat qui a donné naissance au plus grand nombre de présidents ? Si vous pensez à la Californie, à la Floride ou au Texas, vous avez tout faux. On vous explique.

Le Monde

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