De ce cirque-là, on ne se lasse pas. Vingt ans et des poussières, déjà, que Titoune Krall et Bonaventure Gacon font tourner leur Trottola (« toupie », en italien) sur les routes, semant de loin en loin (tous les cinq ans environ) des petits bijoux poétiques, à l’étrangeté revendiquée. Le dernier en date, qui se pose au Centquatre, à Paris, en ce mois de décembre, avant une longue, très longue tournée, s’intitule d’ailleurs Strano (« étrange », en italien).
Le petit chapiteau, rouge à l’extérieur, bleu à l’intérieur, posé sous la grande nef du Centquatre, convoque d’emblée mille effluves d’enfance, mille échos du temps. Du lointain nous parvient la rumeur assourdie d’une fanfare, tandis que déboule sur la piste le colosse Bonaventure Gacon, avec son personnage de clown clodo, Boudu, rodé de spectacle en spectacle (son solo Par le Boudu tourne toujours). Il est bientôt rejoint par Titoune et par un troisième larron, Pierre Le Gouallec (en alternance avec Sébastien Brun), et ils forment une petite troupe qui semble égarée en rase campagne.
De quelle guerre perdue et oubliée sont-ils les soldats loqueteux et déchus, les rescapés ou les déserteurs ? De quelle armée ayant « tout bousillé derrière elle », alors que « tout ce vacarme, ce raffut n’avait servi à rien », sont-ils les pantins laissés pour compte ? Les tranchées et la boucherie de la guerre de 14-18 semblent traverser en filigrane ce Strano où rôdent les fantômes, et où un soldat géantissime va s’effondrer comme une chiffe molle, en une des premières images saisissantes du spectacle.
Et puisque toutes les guerres semblent perdues de nos jours, il va s’agir de trouver des échappées, de se tenir chaud et d’essayer d’« être heureux d’être contents », comme dirait Bonaventure. Et s’échapper, pour Titoune, c’est d’abord et avant tout s’envoyer en l’air et y rester le plus longtemps possible. Alors elle s’envole sous le ciel du chapiteau, propulsée en des portés acrobatiques par ses deux partenaires, ou voltigeant autour de son double trapèze en des saltos qui ne sont sans doute pas aussi virtuoses qu’avant (Titoune a désormais la cinquantaine), mais qui gardent une souplesse magnifique, l’aisance d’une acrobate poids plume qui a pour animal-totem le singe et ne semble vraiment heureuse qu’en apesanteur.
Surprises musicales
La virtuosité n’a d’ailleurs jamais été le sujet de Trottola, non plus que le désir d’aligner les numéros comme à la parade. C’est toujours une histoire qu’ils racontent, une histoire d’envol et de chute, de liberté joueuse, de résistance douce et inflexible à la tristesse d’un temps qui assigne chacun à son utilité dans la machine sociale. Et, pour cela, ils inventent leurs propres outils, leurs propres agrès. Il va s’agir pour Bonaventure, avec sa stature d’Hercule, de marcher au-dessus du vide, et, pour ce faire, il trouve une solution inédite autant que fascinante : deux longues perches en métal pourvues de crochets et de cale-pieds, sur lesquelles il s’arrime et avec lesquelles il se déplace en s’accrochant à la charpente du chapiteau, en Gargantua luttant avec la pesanteur.
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