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Histoires Web mardi, octobre 15
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Le 2 octobre 2024, alors que je m’apprêtais à participer à une conférence devant quelque 300 personnes à N’Djamena pour présenter mon livre, La Traque de Hissène Habré (éd. Karthala, mars 2024), la police tchadienne a interrompu l’événement. Mon passeport a été confisqué et des hommes en armes m’ont escorté dans les bureaux des services secrets, la Direction générale du renseignement et de l’investigation (DGRI).

J’ai été placé deux heures en garde à vue avant d’être conduit dans ma chambre d’hôtel pour y récupérer mes affaires. On m’a ensuite emmené à l’aéroport dans un véhicule de la DGRI pendant que des militants des droits humains et l’ambassadeur des Etats-Unis suivaient, inquiets, pour enfin m’embarquer dans un vol Air France pour Paris.

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Comment cela a-t-il pu se produire ? Au cours de mes vingt-cinq années de travail avec les victimes de l’ancien dictateur Hissène Habré, décédé en août 2021, j’ai dû me rendre au Tchad une vingtaine de fois. J’ai participé à des conférences publiques à presque chaque voyage. J’ai travaillé en coopération sinon toujours en accord avec le gouvernement tchadien et j’ai rencontré trois fois le défunt président Idriss Déby Itno.

« Ami du Tchad »

Les autorités n’ont fourni aucune explication officielle à l’annulation de cette conférence, ni à mon expulsion. Deux « sources haut placées » ont déclaré à Radio France Internationale que j’étais entré au Tchad avec mon passeport hongrois et non américain, ce qui aurait « alerté » les services de sécurité et que les choses se seraient emballées. Bref, un malentendu. « Reed Brody est un ami du Tchad, et bien sûr il peut revenir », aurait déclaré l’une de ces sources.

Je suis effectivement un ami du Tchad, mais cette explication est aussi peu appropriée que convaincante. Je suis souvent venu au Tchad avec mon passeport hongrois car je suis expert de l’ONU en ma qualité de citoyen hongrois et, de toute façon, pourquoi cela aurait-il la moindre importance ? Pendant les trois heures qui se sont écoulées entre mon arrestation et mon expulsion, alors que plusieurs ambassades intercédaient au plus haut niveau du gouvernement tchadien, tout malentendu aurait pu être dissipé.

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Il faut en réalité se demander si l’action des autorités tchadiennes n’aurait pas plutôt un rapport avec l’objet de ma visite et le sujet de la conférence : l’héritage de l’affaire Habré et l’indemnisation de ses victimes ? A la suite d’une longue campagne que nous avons menée avec les rescapés, M. Habré a été condamné en 2016 à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre, y compris viol et esclavage sexuel, par un tribunal africain à Dakar, au Sénégal, son lieu d’exil.

A l’issue d’un procès distinct, au Tchad, un tribunal criminel a condamné vingt agents du régime Habré en 2015 pour faits de torture et assassinats. Il a enjoint au gouvernement tchadien d’ériger un monument en hommage aux victimes et de créer un musée au sein de l’ancien quartier général de la police politique, la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), où les détenus étaient torturés. Les deux tribunaux ont condamné M. Habré, ses agents et le gouvernement tchadien à s’acquitter d’un total de 240 millions d’euros d’indemnisation au profit des victimes.

« Réhabiliter » Hissène Habré

C’est un secret de Polichinelle que l’actuel chef de l’Etat, Mahamat Idriss Déby Itno, cherche non seulement à rapatrier la dépouille de Hissène Habré du Sénégal, mais aussi à le « réhabiliter » pour consolider le soutien de la communauté gorane, celle de l’ancien dictateur, dont le chef de l’Etat est lui aussi issu par sa mère.

En février 2024, Mahamat Idriss Déby Itno a finalement annoncé l’indemnisation de 10 700 victimes de Hissène Habré à hauteur de 15,2 millions d’euros – soit 1 410 euros par victime –, un geste très apprécié par les plus nécessiteux d’entre eux mais correspondant à seulement 6,3 % de la somme que les tribunaux avaient accordée. A cette occasion, il a prétendu que les associations de victimes avaient « humblement demandé au président de la République de réhabiliter » M. Habré.

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La volonté de réconcilier les Tchadiens est louable, mais que signifie cette « réhabilitation » ? Des avenues, des écoles et des stades Hissène Habré ? Peut-on imaginer qu’une petite fille fréquente une école qui porte le nom de l’homme condamné pour avoir tué son grand-père ? Le monument aux morts – que le gouvernement n’a toujours pas construit – se situera-t-il devant le stade Habré ? Pour la majorité des victimes, il n’en est pas question et l’insuffisance des réparations que je suis allé constater au Tchad aggrave l’amertume de ces héros de la lutte contre l’impunité, qui ont déjà attendu trente-cinq ans.

Depuis que le fils Déby a remplacé le père à la présidence, des proches de M. Habré ont fait leur retour dans les rouages sécuritaires de l’appareil d’Etat. Est-ce eux qui ont ordonné que je sois arrêté et expulsé ? Au lieu de laisser entendre officieusement que je pouvais « revenir quand je le voulais », il faudrait que le gouvernement s’explique.

Reed Brody, procureur pour les crimes de guerre, a travaillé aux côtés des victimes de Hissène Habré pendant vingt-cinq ans.

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