Combien cela va-t-il coûter ? Au cours de leur année d’enquête, une évidence s’est imposée aux 46 journalistes du Forever Lobbying Project coordonnés par Le Monde : la pollution massive de l’Europe par les PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées), une grande famille de substances chimiques, qu’ils avaient révélée en 2023 sous la bannière du Forever Pollution Project, appelle à une décontamination tout aussi colossale.
Il leur fallait des chiffres. Une facture continentale. Celle d’une Europe perfusée aux technologies de dépollution. Belgique, Pays-Bas, Norvège… Les premiers projets de « remédiation » – le terme consacré par les scientifiques et autorités concernées – poussent comme des champignons, au cœur des « hotspots » de contamination cartographiés un an plus tôt.
Le réflexe immédiat du consortium a été de collecter des données sur le terrain, dans 16 pays d’Europe. Assainir le sol d’une caserne de pompiers bruxelloise, contaminée par des mousses anti-incendie chargées de PFAS ? Sept cent dix mille euros. Créer un nouveau captage d’eau potable loin des sources contaminées par la base militaire de Ronneby, en Suède ? Trois millions cinq cent mille euros. Distribuer de l’eau sans PFAS aux abonnés du réseau italien Acque del Chiampo, souillé par les rejets de l’usine Miteni ? Trente-sept millions d’euros sur seize ans.
Le Monde et ses partenaires se sont néanmoins heurtés à des obstacles de taille. Les quelques chiffres colligés étaient difficilement comparables et, surtout, impossibles à extrapoler. Quelle matière ? Eau ? terre ? végétaux ? Quels volumes ? Quelle durée ? Quelles techniques ? Pour quels PFAS – puisque cette grande lignée exige différents traitements selon la taille des substances ciblées ?
Pire encore, les premières remontées ont laissé place au silence. Celui des zones blanches : des régions, voire des pays entiers, à peine conscients de l’ampleur de cette crise, tout bonnement incapables de fournir des estimations.
Une enquête collaborative inédite sur les polluants éternels
Le Forever Lobbying Project est une enquête collaborative sur le véritable coût de la pollution du continent européen par les PFAS, et sur la campagne de lobbying et de désinformation des industriels pour éviter leur interdiction.
Coordonnée par Le Monde, l’enquête implique 46 journalistes et 29 partenaires médias dans 16 pays : la RTBF (Belgique) ; Denik Referendum (République tchèque) ; Investigative Reporting Denmark (Danemark) ; Yle (Finlande) ; France Télévisions (France) ; MIT Technology Review Germany, NDR, WDR et Süddeutsche Zeitung (Allemagne) ; Reporters United (Grèce) ; L’Espresso, Radar Magazine, Facta.eu et La Via libera (Italie) ; Investico, De Groene Amsterdammer et Het Financieele Dagblad (Pays-Bas) ; Klassekampen (Norvège) ; Ostro (Slovénie) ; DATADISTA/elDiario.es (Espagne) ; Sveriges Radio et Dagens ETC (Suède) ; SRF (Suisse) ; The Black Sea (Turquie) ; Watershed Investigations/The Guardian (Royaume-Uni), avec un partenariat éditorial avec Arena for Journalism in Europe, et en collaboration avec Corporate Europe Observatory, une organisation sentinelle de l’activité des lobbys à Bruxelles.
L’enquête s’appuie sur plus de 14 000 documents inédits sur les « polluants éternels », issus notamment de 184 demandes d’accès à l’information, dont 66 effectuées et partagées par Corporate Europe Observatory.
L’enquête a été accompagnée par un groupe d’experts de dix-huit chercheurs et juristes internationaux, prolongeant l’expérience pionière d’expert-reviewed journalism (« journalisme revu par les experts ») du Forever Pollution Project, notre première enquête sur les PFAS publiée en 2023.
Le projet a reçu le soutien financier du Pulitzer Center, de la Broad Reach Foundation, de Journalismfund Europe et d’IJ4EU.
Il existe un site consacré au projet : foreverpollution.eu.
Avec l’université, contre le silence
Comme pour l’enquête de 2023, la solution se trouvait dans la collaboration avec le monde académique. Ali Ling, maîtresse de conférences à l’université St. Thomas, dans le Minnesota, à l’origine d’une évaluation des coûts de décontamination dans cet Etat américain très touché par la pollution aux PFAS, a accepté de relever le défi, avant d’être rejointe par Hans Peter Arp, chimiste environnemental à l’université norvégienne de sciences et de technologies. Le groupe ainsi constitué s’est attelé à élaborer une méthodologie robuste.
Dans un article publié en 2024 dans la revue Science of the Total Environment, Ali Ling écrivait qu’il n’y a pas assez d’argent sur terre pour dépolluer l’environnement au rythme des émissions actuelles. Forte de ce postulat, l’équipe s’est concentrée sur des sites stratégiques, sources primaires ou vecteurs de la pollution, qu’il serait logique de traiter en priorité : sols contaminés, décharges, unités de production d’eau potable et stations d’épuration.
Les informations rapportées au niveau européen par les Etats-membres – comme l’exigent les directives sur le traitement des eaux urbaines résiduaires, sur l’eau potable… – complétées par des tableurs d’Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne, et par des inventaires nationaux, ont permis de dresser un panorama, comparable cette fois-ci, des systèmes à équiper à l’échelle européenne. Pour les sols à traiter, la base de données du Forever Pollution Project a fourni un nombre – minimaliste – de sites présumés contaminés par pays : usines productrices et utilisatrices de PFAS, aéroports, bases militaires…
Les coûts de référence dépendent du type de site. Aux unités d’épuration et de production d’eau potable, Ali Ling a appliqué des modèles développés aux Etats-Unis, valables en Europe pour des calculs macroscopiques. Du côté des sols, Hans Peter Arp a déduit des coûts médians par type de site contaminé, à partir de données académiques et locales réunies par les journalistes du projet.
Fourchettes basse et haute
Deux scénarios ont été retenus. Pour la fourchette basse, estimer le minimum nécessaire pour satisfaire la réglementation actuelle, définie par la directive cadre sur l’eau – soit ne pas dépasser 100 nanogrammes par litre d’eau potable pour une somme de 20 PFAS jugés préoccupants. Le nettoyage des sols les plus contaminés est essentiel pour prévenir le ruissellement des PFAS dans l’eau – ce qui augmenterait les besoins de traitement de l’eau potable, estimés ici à seulement 5 % des zones d’approvisionnement. Le traitement des PFAS dans les écoulements de décharges, efficient d’un point de vue économique, est aussi inclus dans cette estimation.
Le Monde
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La somme – déjà considérable – de 4,8 milliards d’euros par an repose sur des hypothèses ultra-optimistes, voire irréalistes : « Sur une conception ancienne, vieille d’il y a vingt ans, selon laquelle seuls le PFOS et d’autres PFAS à chaîne longue, utilisés historiquement par les industriels, posent un problème pour l’humain et l’environnement », résume Hans Peter Arp.
Les PFAS dits « émergents », à chaîne courte et ultracourte, ont poussé les experts à envisager un second scénario bien plus sombre. Dans le viseur des législateurs, ces substances font craindre une crise plus grave encore. L’acide trifluoroacétique (TFA), le plus petit des PFAS, est aujourd’hui le plus répandu dans l’environnement – et ses concentrations ne font qu’augmenter. De premières études signalent des effets sur le foie des mammifères et la reproduction. « Cela pourrait avoir de graves conséquences sur la santé et l’environnement des générations futures », avertit Hans Peter Arp.
Flou sur la réglementation du TFA
La réglementation française fixe des « valeurs limites » de PFAS [composés per- et polyfluoroalkylés] dans l’eau et les aliments. Leur distribution est interdite, au nom de la protection des consommateurs, si une certaine concentration de ces substances est dépassée. Tous les PFAS ne sont pas aussi toxiques aux mêmes concentrations, mais une chose est sûre, selon les experts du domaine : les textes actuels sont trop laxistes pour protéger la santé.
A ce stade, les règles concernant le TFA [acide trifluoroacétique] sont encore floues en France. Il ne figure pas parmi les 20 PFAS « préoccupants » dont la réglementation limite la somme à 100 nanogrammes par litre (ng/l) d’eau potable.
Seuls certains pays européens ont déterminé des valeurs limites spécifiques pour le TFA. Les Pays-Bas ont ainsi fixé, sur des critères sanitaires, une valeur guide de 2 200 ng/l d’eau.
Mais, en raison de ses origines multiples (pesticides, gaz fluorés…), le TFA pourrait être touché par d’autres normes, même en France. Depuis septembre 2024, le flufénacet, un herbicide très utilisé en Europe, qui se dégrade en TFA, a été reconnu comme un perturbateur endocrinien par l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Ce classement entraîne automatiquement la catégorisation du TFA comme « métabolite pertinent », ce qui impliquerait de le limiter à 100 ng/l d’eau.
La forte probabilité que ces PFAS « émergents » soient un jour réglementés a conforté le choix d’évaluer, pour la fourchette haute, le coût de l’élimination de ces composés omniprésents, plus mobiles encore que leurs cousins à chaîne longue. Leur traitement dans les sites sélectionnés serait possible pour le montant vertigineux de 100 milliards d’euros par an en Europe. Sans parler du casse-tête logistique et des conséquences environnementales que cela induirait. Pour les experts du domaine, l’ampleur des coûts et la gravité de la contamination soulignent l’urgence d’interdire l’usage de tous les PFAS.
Chacun des scénarios de l’évaluation menée et orchestrée par Le Monde est fondé sur des séries de choix conservateurs, ce qui permet d’affirmer que les coûts sont très certainement sous-estimés. Certains besoins d’infrastructures supplémentaires pour finaliser la destruction des PFAS, par exemple, ne sont pas compris dans ces sommes. Les données et la méthodologie complète, revue et améliorée par plusieurs experts, sont disponibles sur le site du projet, Foreverpollution.eu.