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Histoires Web mercredi, mars 12
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Vos enfants, vos élèves disent « wesh » ? Vous voudriez corriger cette mauvaise habitude pour sauver ces jeunes ? Pour sauver la société ? Pour sauver la langue elle-même ? Vous ne seriez pas les premiers. A moi, qui ai fait une thèse sur les façons de parler des jeunes, on a souvent expliqué que mon travail serait compliqué parce que les jeunes ne savent plus parler. Les jeunes eux-mêmes partageaient cet avis. En retournant au collège pour récolter des données à leur contact, j’ai pu leur présenter mon sujet. Leur réponse m’est restée : « Notre langage à nous, c’est pas du français. » Sacré but contre leur camp.

Une fois ma thèse terminée – le sujet était finalement possible –, j’ai souvent repensé à ces réactions. Pourquoi ces discours alarmistes ? Regardez pourtant : deux ans après, plus personne ne dit « quoicoubeh » et la langue française ne s’est pas désintégrée. Les jeunes ont bien leurs habitudes, sans cesse renouvelées, en matière de langage. Des mots apparaissent, disparaissent, changent de forme ou d’usage, continuellement. Plus rarement, on voit poindre des tournures syntaxiques, des préfixes ou des suffixes, des prononciations, des intonations. Que vous les compreniez ou pas, rassurez-vous, c’est bien du français. Vos enfants, vos élèves disent « wesh » ? Tant mieux !

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Commençons par rappeler l’essentiel : les jeunes ne parlent pas une autre langue. Non seulement ils ne parlent pas tous de la même manière, mais surtout aucun n’utilise exactement les mêmes mots avec ses amis, ses parents, ses profs, ses éducateurs sportifs, de même que les adultes modulent selon le contexte. Les jeunes s’adaptent… et persistent à parler français. Même quand une tournure nous échappe dans un dialogue entre jeunes, on ne comprend pas rien : la syntaxe, la grammaire et la prononciation restent conformes à la norme la plus habituelle du français.

Créer de nouveaux mots

L’association Néolectes recense justement ces usages nouveaux et relaie des exemples réels. Voyons ces exemples : « je me suis fait tunnéliser par un spécialiste des cryptomonnaies », « en route pour barbarater mes barbapartiels », « j’ai passé toute la soirée à acquiescer sans réagir, un peu en mode PNJ ». Si vous ne comprenez pas ces phrases, c’est sans doute que vous ne comprenez pas « tunnéliser », « barba- » ou « en mode PNJ ». C’est tout. Le reste est parfaitement banal. L’incompréhension est-elle vraiment si grande ou le malaise vient-il d’une peur de la nouveauté ? De la différence ?

La nouveauté et la différence sont pourtant nécessaires. Créer des nouveaux mots sert à désigner de nouvelles choses (non, un date n’est pas tout à fait un rencard), plus rarement à crypter des messages ou à s’amuser : les adultes font aussi toutes ces choses. L’adolescence est un âge où on cherche également à construire son identité : on ne s’habille pas comme ses parents, on n’écoute pas les mêmes musiques, pourquoi parlerait-on de la même manière ? Forger son identité en parlant est tout naturel. Les jeunes ont besoin de lien social avec leurs pairs, de reconnaître les membres de leur groupe en se distinguant des autres (les parents, les profs, les enfants plus jeunes…). Les adultes aussi l’ont fait, leurs parents le leur ont reproché, eux-mêmes l’avaient fait. A ce rythme, on peut remonter quatre siècles en arrière. Laissons donc les jeunes parler : ils grandissent.

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Vous ne comprenez pas ce que disent vos enfants ? Demandez-leur tout simplement, sans émerveillement ni jugement péremptoire. C’est une rare occasion d’inverser les rôles : le jeune a la connaissance et l’adulte ne l’a pas. A l’adulte alors de s’en saisir pour stimuler l’intelligence du jeune. De cette façon on lutte contre un sentiment de domination et d’insécurité linguistique. Faire croire aux jeunes francophones que leur langage, comme me l’ont confié mes informateurs collégiens, « c’est pas du français », c’est tout simplement les faire taire.

Enjeu démocratique

Laisser les jeunes parler est également un enjeu démocratique. Ils ne sont pas égaux face au langage scolaire : s’ils sont issus d’une famille favorisée, à la culture scolairement valorisée, alors ils sauront manipuler tout l’éventail des usages possibles, ils sauront quoi dire et ne pas dire face à un enseignant. S’ils viennent au contraire d’une famille défavorisée à la culture délégitimée, ils partiront de loin. Le manque de mixité entre collèges et même, maintenant, entre classes, nourrit ces inégalités.

Les mots à la mode viennent en revanche les contrer. Encourager leurs façons de parler est donc le meilleur moyen de leur donner confiance et de valoriser des compétences qu’ils peuvent tous avoir. Montrons-leur que, du vocabulaire, ils en ont. Pourquoi nous priver de réduire un peu les inégalités entre les jeunes, sinon par élitisme et par mépris ?

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Laisser les jeunes parler est important, enfin, pour la langue elle-même. Remettons-nous enfin en question à ce sujet. Nos réactions aux évolutions de la langue sont irrationnelles et malsaines. L’Académie française publie un dictionnaire d’une rare indigence ? Le président de la République le célèbre. Certains sont réfractaires au changement linguistique qui est l’essence de toute langue vivante ? On les appelle puristes. On propose une timide réforme des accents circonflexes et des traits d’union devenus désuets ? Trente-cinq ans après, elle n’est toujours pas appliquée. L’usage d’un signe de ponctuation comme le point médian se développe ? Certains élus voudraient le sanctionner pénalement. Peut-être est-il temps d’en finir avec ces paniques morales d’un autre siècle et de laisser aux jeunes la place qu’ils méritent. Remercions-les plutôt : ils font de notre langue une langue vivante.

La « grande assemblée » consacrée au thème « Comment éduquer nos parents ? » a lieu dimanche 23 mars de 14 h 30 à 16 heures à l’auditorium des Champs libres (10, cours des Alliés, 35000 Rennes​). Entrée libre.

L’intégralité du (riche) programme du festival Nos futurs est accessible en suivant ce lien.

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec les Champs libres et Rennes Métropole.

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