Le romancier et essayiste kényan Ngugi wa Thiong’o, auteur d’une œuvre exceptionnelle écrite d’abord en anglais puis en kikuyu, sa langue natale, est mort mercredi 28 mai à Buford (Géorgie). Contraint à l’exil en 1982, il a résidé au Royaume-Uni puis aux Etats-Unis où il occupait, ces dernières années, les fonctions de professeur d’anglais et de littérature comparée à l’université de Californie à Irvine.
Intellectuel à multiples facettes, à la fois militant de la cause africaine, dans son « combat contre l’impérialisme » culturel et linguistique, et écrivain virtuose considéré comme nobélisable, capable de passer du roman à l’essai, de la nouvelle au théâtre ou au livre pour enfants, James Thiong’o Ngugi est né à l’époque coloniale, le 5 janvier 1938, dans un village au nord-ouest de Nairobi, capitale du Kenya – pays d’Afrique de l’Est, alors sous domination britannique. L’école qu’il fréquente durant les premières années de son cursus scolaire dispense un enseignement en kikuyu. Mais la déclaration de l’état d’urgence, en 1952, change la donne : l’anglais devient « plus qu’une langue : il devient la langue, devant laquelle toutes les autres durent s’incliner révérencieusement », note-t-il, en 1986, dans son essai majeur, Décoloniser l’esprit (La Fabrique, 2011). Le jeune homme, comme tout le monde, s’incline. Brillant élève, il poursuit ses études d’abord en Ouganda, à l’université de Makerere (alors rattachée à l’université de Londres), où il publie, en 1962, sa première pièce de théâtre, The Black Hermit (« l’ermite noir », non traduit), puis au Royaume-Uni, à l’université de Leeds.
C’est là, en 1964, qu’est édité son premier roman, Enfant, ne pleure pas (Hatier, 1983). Le livre décrit les tensions entre Blancs (les colons britanniques) et Noirs (notamment les insurgés kikuyus, combattants du mouvement Mau-Mau), vues par les yeux d’un petit garçon, Njoroge, tiraillé, comme l’auteur, entre cultures africaine et européenne. Une dizaine d’autres livres suivront : des romans, comme La Rivière de vie (Présence africaine, 1988), mais aussi des essais et des pièces de théâtre, comme la retentissante Ngaahika ndeenda : Ithaako ria ngerekano (Je me marierai quand j’en aurai envie), coécrite en kikuyu, en 1977, avec Nguri wa Mirii.
A l’époque, Ngugi wa Thiong’o (qui a fait disparaître James, son prénom britannique, donné à la naissance) travaille comme professeur de littérature anglaise à l’université de Nairobi. Il a causé un certain émoi, avec ses collègues Taban Lo Liyong et Awuor Anyumba, en proposant que le département où ils enseignent soit rebaptisé « de littérature » tout court, et que les littératures africaines et du « Tiers-Monde » y prennent une place centrale. Il a d’ailleurs fait savoir qu’après la parution de Petals of Blood, roman écrit en anglais et paru en 1977 (Pétales de sang, traduction de Josette Mane, Présence africaine, 1985), il écrirait désormais en kikuyu. Nouveau choc.
Vingt ans d’exil
Mais, en cette même année 1977, c’est avec la présentation de sa pièce, jouée dans le théâtre en plein air de Kamiriithu, son village natal, que Ngugi wa Thiong’o provoque la fureur du régime kényan. Ngaahika ndeenda : Ithaako ria ngerekano, rappellera-t-il dans Décoloniser les esprits, raconte comment l’indépendance a été « dévoyée » et de quelle façon le pays, d’abord « inféodé aux intérêts britanniques », s’est transformé en une « néocolonie soumise aux intérêts de puissances impérialistes plus nombreuses encore, les Etats-Unis et le Japon ». C’en est trop pour le chef de l’Etat, Jomo Kenyatta, et pour son ministre de l’intérieur, Daniel Arap Moi. Le 31 décembre 1977, Ngugi wa Thiong’o est arrêté et la pièce interdite. Le théâtre de Kamiriithu est rasé. « L’émergence d’un théâtre authentiquement kényan faisait peur aux autorités », conclura l’écrivain censuré.
Après une année de prison (sans procès), Ngugi wa Thiong’o retrouve la liberté. Mais ses prises de position et ses nouveaux livres, notamment un roman en kikuyu, violemment satirique, Caitaani mutharab-Ini (1980, non traduit), qu’il a écrit dans sa cellule sur du papier toilette, et son journal de prison (Detained : A Writer’s Prison Diary, 1981, non traduit) rendent de plus en plus périlleux son séjour au Kenya. En 1982, alors qu’il se trouve en Angleterre, le romancier contestataire, averti de possibles représailles à son encontre s’il rentrait chez lui, choisit de rester vivre à l’étranger. Son exil durera plus de vingt ans.
Ce n’est qu’après la défaite électorale du président Arap Moi que Ngugi wa Thiong’o et sa nouvelle épouse décident, en 2004, de revenir dans leur pays natal. Mais les retrouvailles sont amères. A l’accueil chaleureux et enthousiaste reçu à leur arrivée à Nairobi succède un drame affreux : durant la nuit que passe le couple dans un immeuble résidentiel du centre de Nairobi, quatre bandits, armés de revolvers et de machettes, pénètrent dans l’appartement et violent l’épouse de l’écrivain. Ngugi wa Thiong’o, qui essaie de s’interposer, est frappé et brûlé au visage. « Bienvenue au nouveau Kenya, Sir », écrira l’éditorialiste du quotidien national The Daily Nation le lendemain de l’agression contre les Ngugi. L’auteur de Pétales de sang fait ainsi « l’expérience en première main de la violence criminelle grandissante qui empoisonne la vie de ses compatriotes », relève le journaliste Tirthankar Chanda, critique littéraire à Radio France internationale (RFI).
Paradoxalement, c’est chez les Britanniques et les Américains que Ngugi wa Thiong’o aura écrit l’essentiel de son œuvre. Lui qui appelait ses pairs, dans Décoloniser les esprits, à faire pour les langues africaines « ce que Spencer, Milton et Shakespeare ont fait pour l’anglais, ce que Pouchkine et Tolstoï ont fait pour le russe (…), créer, dans sa langue maternelle, une littérature qui ouvre peu à peu la voie à la philosophie, aux sciences, à la technologie et à tous les champs de la créativité humaine » s’attellera à la tâche avec rigueur et passion, publiant une vingtaine de nouveaux ouvrages – essais, romans, poèmes… « Ecrire dans nos langues est un premier pas », assurait Ngugi wa Thiong’o.