ARTE – MARDI 3 DÉCEMBRE À 22 H 35 – DOCUMENTAIRE
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, on sait la guerre ; du moins, on en sait ce que les dizaines de reportages, vidéos et témoignages en décrivent. On sait à peu près comment les combats, les bombes, la peur et la fuite ont bousculé le quotidien des Ukrainiens. On sait moins ce que ces mêmes combats, ces bombes, cette peur et cette fuite ont provoqué en leur for intérieur ; comment la guerre a interrogé jusqu’à leur identité profonde, bâtie sur deux cultures postsoviétiques désormais antinomiques.
C’est là que Marioupol, trois femmes et une guerre trouve son originalité. Dans un enchaînement de clips, comme des extraits de vie mis bout à bout, Svitlana Lishchynska donne à voir les errements personnels et intimes de trois générations de femmes.
Tournée vers la Russie avant d’être démolie aux premières heures de l’invasion, la ville de Marioupol a vu grandir ces trois femmes : « Sveta », la réalisatrice ; sa mère, Valya, dont on montre, à l’ouverture du documentaire, l’enregistrement sur VHS de son mariage en 1968 ; et sa fille, Sasha. Après le déclenchement de la guerre, Valya fait preuve d’une résilience paisible, Sveta se meut en militante, Sasha s’enfuit à Londres, où elle traverse, sur la moquette d’une chambre ou sur la ligne de téléphone qui la relie encore à sa mère et à sa grand-mère, une « crise existentielle ». De sa culture russe inculquée depuis l’enfance – elle dit plusieurs fois que le russe est sa langue maternelle – à sa construction en tant que personne, toute l’identité de Sasha est remise en cause.
Journal de bord
Avec un montage dynamique mêlant souvenirs enregistrés et instants présents, images des destructions et archives, le film montre ainsi habilement comment le régime soviétique, avec le « fouet impitoyable d’un système totalitaire », a joué un rôle jusque dans des considérations infiniment intimes, telles que « l’amour peut-il exister quand il n’y a pas de liberté ? »
En 1998, cinq ans après la naissance de sa fille, Sveta a quitté Marioupol pour Kiev, laissant à Valya le soin et l’éducation de Sasha. Devant sa caméra, elle fait face aux reproches de sa fille, qui l’accuse de l’avoir mal aimée. Une introspection qui pousse Sveta à questionner sa propre mère sur son histoire et l’héritage de l’URSS.
La voix off est minimale, présente surtout au début du film, avant de laisser le spectateur prendre la route des esprits et des cœurs des trois femmes ; elle n’est que peu nécessaire tant les angoisses sont personnelles et identifiables. Les images ne sont pas toujours esthétiques, pas toujours cadrées, comme si l’on se faisait le témoin de films de famille ou d’un journal de bord. Sans artifice, la comparaison entre les temps d’avant et ceux de la guerre en Ukraine est saisissante. Le quotidien de campement et de cartons chez Sveta, la pénombre permanente de l’éclairage à la bougie, et les mille questions de sa fille, aussi.
Valya ne rentrera jamais à Marioupol ; son immeuble a brûlé. Mais elle semble encaisser. « Te sens-tu ukrainienne ? Qui es-tu ? », lui demande sa fille, dans l’intimité d’un matelas partagé. « Je suis un être humain né sur cette terre, j’adore mon Marioupol. » Le titre français du film ne dit rien de la nationalité de ces « trois femmes » ; le titre original, A Bit of a Stranger, dit tout : « un peu d’étranger ».
Marioupol, trois femmes et une guerre, documentaire de Svitlana Lishchynska (Ukr.-All.-Suède, 2024, 89 min). Diffusé sur Arte le 3 décembre et disponible à la demande sur Arte.tv jusqu’au 30 mai 2025.