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Histoires Web jeudi, novembre 14
Bulletin

Que ce soit au cœur des luttes familiales, des conflits géopolitiques ou des errances intérieures, les sorties de cette semaine nous plongent dans des univers troubles. Le Royaume, premier film saisissant de Julien Colonna, remonte le fil intime de la violence politique telle qu’elle a pu secouer l’histoire de la Corse. Dans Se souvenir d’une ville, le cinéaste-monteur Jean-Gabriel Périot réactive la mémoire de Sarajevo grâce à des images d’archives inédites du siège en 1992. Enfin, E.1027. Eileen Gray et la maison au bord de la mer nous transporte dans l’univers de l’architecture moderniste mettant au jour une spoliation.

A ne pas manquer

« Le Royaume » : vendetta insulaire

La Corse au cinéma, ça se joue généralement entre le rire et les armes, deux démonstrations antagoniques de la violence, expression que l’ethos insulaire ne dédaigne pas de cultiver. Le Royaume, premier et captivant long-métrage de Julien Colonna, se situe clairement dans la deuxième catégorie, sa nouveauté consistant à révéler un metteur en scène impressionnant. Son nom évoque la dernière grande légende du banditisme insulaire, Jean-Jérôme Colonna, mortellement « accidenté » en 2006, dont Julien n’est autre que le fils.

C’est, ici, l’histoire d’un père et de sa fille. Lesia, la fille, est rapatriée en urgence par Pierre-Paul, son père, dans une villa isolée, après le meurtre d’un homme politique proche du clan. Tenue à l’écart des activités paternelles, elle n’y comprend d’abord rien.

Le clan, cénacle de rudes et sanguins gaillards, cherche à savoir d’où viennent les coups, mais les hommes tombent les uns après les autres. Aux abois, ses membres se séparent. Il faut chaque jour bouger, pressentir la menace, éviter le pire.

Constamment inventive, brillamment suggestive, la mise en scène nous dit que la peur, c’est précisément ce que l’on ne voit pas. J. Ma.

« Le Royaume », film français de Julien Colonna. Avec Ghjuvanna Benedetti, Saveriu Santucci, Anthony Morganti, Frédéric Poggi, Andrea Cossu (1 h 51).

« Se souvenir d’une ville » : à l’épreuve des archives

Un appartement en étage élevé, à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine. Devant la fenêtre, un groupe de jeunes, hors-champ, commente les tirs qui s’abattent sur l’immeuble d’en face. Ces images ont été filmées au printemps 1992, par Nedim Alikadic, alors que les Sarajéviens découvraient, atterrés, la situation : leur ville était pilonnée par les Serbes, et ils ne pouvaient plus en sortir. Le siège allait durer quatre ans (jusqu’au 29 février 1996).

Cette vidéo fait partie des documents exhumés par Jean-Gabriel Périot dans son nouveau long-métrage. Se souvenir d’une ville réactive la mémoire du siège de Sarajevo, avec des films tournés à l’époque par des amateurs ou des étudiants en cinéma. Né en 1974, le documentariste a l’art de revisiter les archives et de les éclairer d’un jour nouveau.

Scindé en deux actes, Se souvenir d’une ville n’a pas peur de dérouter durant la première demi-heure, archives tournées pendant le blocus et livrées sans commentaire, avant d’installer un dispositif millimétré d’entretiens avec les filmeurs. La force du film est sa grande originalité et sa rigueur documentaire. Cl. F.

« Se souvenir d’une ville », documentaire français, suisse de Jean-Gabriel Périot (1 h 49).

« E.1027. Eileen Gray et la maison au bord de la mer » : les murs de l’oubli

E.1027. Eileen Gray et la maison au bord de la mer, de Beatrice Minger, coréalisé avec son compatriote suisse Christoph Schaub, retrace le destin de la maison moderniste conçue en 1929 par la designer irlandaise Eileen Gray sur la Côte d’Azur.

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Enviant la liberté et le talent de la jeune femme, Le Corbusier y déposa son empreinte, recouvrit les murs blancs de ses peintures et laissa penser qu’il était l’architecte des lieux. Il bâtit ensuite son célèbre « Cabanon » en surplomb du refuge de sa rivale.

Fondé sur les Mémoires d’Eileen Gray, ce docu-fiction ultraléché, où la poésie se glisse dans les cadres, se laisse voir comme une hallucination. D’un côté, la maison ensoleillée, de l’autre, une scène de théâtre où se rejoue le mensonge. Entre ces deux pôles, les réalisateurs décortiquent la spoliation dont a été victime Gray, avant que son œuvre connaisse un regain d’intérêt dans les années 1970, à la fin de sa vie. En rendant visible la maison telle qu’elle l’avait imaginée, grâce à l’intelligence artificielle, ils réparent le préjudice subi et livrent un émouvant essai sur la mémoire architecturale. M. Dl.

« E.1027. Eileen Gray et la maison au bord de la mer », documentaire suisse de Beatrice Minger et Christoph Schaub (2 h 29).

A voir

« No Other Land » : la carte et le territoire

Basel, jeune homme de 28 ans originaire de Massafer Yatta, communauté bédouine d’une vingtaine de villages du sud de la Cisjordanie, est le véritable « héros » de ce film. Militant et fils de militant, muni de sa caméra, il chronique la résistance des paysans du cru, déclarés, depuis les années 1980, illégitimes sur leurs terres par l’Etat hébreu.

Ce dernier prétend y installer une zone militaire. L’armée n’a pas attendu pour détruire l’habitat au bulldozer. Maisons, canalisations, poteaux électriques, tout y passe. Massafer Yatta, détruite sept fois, sept fois née de ses cendres, est reconstruite de bric et de broc.

Ce documentaire cosigné par des Palestiniens et des Israéliens sur la colonisation en Cisjordanie témoigne, pour l’essentiel, de la radicalisation d’un gouvernement israélien gagné désormais par une idéologie d’extrême droite, rangée du côté de l’emploi de la force et du refus du dialogue, et qui hâte autant qu’il peut l’avancée des colonies en Cisjordanie. Une certaine insuffisance narrative ne permet pas, hélas, de se faire une idée suffisamment détaillée de la profondeur historique. J. Ma.

« No Other Land », documentaire israélo-palestinien de Basel Adra, Yuval Abraham, Rachel Szor, Hamdan Ballal (1 h 35).

« Une part manquante » : jamais sans ma fille

C’est au sceau de la paternité problématique que Guillaume Senez, 46 ans et trois longs-métrages à son actif, entend frapper son œuvre et asseoir sa réputation d’auteur.

Jay (Romain Duris) fait le taxi à Tokyo, parle avec fluidité la langue nationale, s’est coulé parfaitement dans le moule des usages. Par contraste, sa sœur Jessica (Judith Chemla), séparée d’un Japonais et tenue à distance de sa fille, Vanessa, par une décision de justice, débarque de France avec tous les attributs de la latinité.

Elle se heurte donc avec fracas à l’intangibilité du principe nippon, seul au monde à l’appliquer, qui consiste à privilégier la « continuité » dans la situation de l’enfant et à en confier la garde exclusive au parent avec lequel il vit. Comme sa sœur, Jay a épousé une Japonaise, comme elle, il a été séparé de sa fille voici neuf ans.

On appréciera ici la finesse de la narration, qui, délivrée du pathos et de l’enchaînement causal, nous fait comprendre à retardement que ce type était un mort-vivant, coulé dans la gangue des us et coutumes nippones pour y supporter le deuil de sa fille disparue et l’emmurement de son amour orphelin. J. Ma.

« Une part manquante », film français de Guillaume Senez. Avec Romain Duris, Judith Chemla, Mei Cirne-Masuki (1 h 38).

« En tongs au pied de l’Himalaya » : l’« enfant bulle »

Andréa (Eden Lopes), un garçon autiste de 6 ans, fait sa rentrée en dernière section de maternelle. Sa vie est une suite d’obstacles qui le poussent à se réfugier en lui-même. De l’arrêt de bus à la cour de récréation, tout autour de lui se vit comme une menace. Par-dessus le marché, ses parents viennent de se séparer, et il fait la navette entre une mère bordélique qui travaille le soir dans un bar et un père plus rangé et mieux loti.

Lancé à vive allure, le film se fait le relais des humeurs changeantes d’Andréa. Le « la » est donné dès le générique, qui fait des bonds dans le temps : rencontre amoureuse, naissance d’Andréa, diagnostic du trouble du spectre de l’autisme (TSA), séparation.

Adaptée du seule en scène autobiographique de Marie-Odile Weiss, cette comédie dramatique signée John Wax, coréalisateur de Tout simplement noir, est d’abord le portrait d’une mère, Pauline (Audrey Lamy), dépassée par son enfant tornade. Le tableau général décrit un désordre monumental exacerbé par des successions de complications, un zigzag d’émotions et des coupes de montage franches. M. Dl.

« En tongs au pied de l’Himalaya », film français de John Wax. Avec Audrey Lamy et Nicolas Chupin (de la Comédie-Française) (1 h 33).

« Desert of Namibia » : rose vif

Voici l’ange cruel, mal dépoli. Kana (Yumi Kawai), beauté japonaise de 21 ans, l’incarne avec saveur : sa démarche dégingandée tranche avec sa fine silhouette, son joli minois est aux abois. Rien ne lui réussit, et elle s’en balance : ni son couple rangé avec un agent immobilier, Honda (Kanichiro), ni sa relation bagarreuse avec Hayashi (Daichi Kaneko), un artiste à la fine moustache dont elle moque les créations (« Tu te prends pour qui ? »).

Sélectionné à la Quinzaine des cinéastes, à Cannes, Desert of Namibia, second long-métrage de Yoko Yamanaka, née en 1997, est un ovni. Et l’héroïne, une tornade muette. Kana est dans le tout ou rien : ivre la nuit, dans ses déambulations tokyotes ; morne le jour, dans le centre d’épilation au laser où elle est employée. Kana a le rire méchant : l’amoureux numéro un, puis le numéro deux en feront les frais.

Est-ce un film, une performance, une œuvre godardienne ? Sur fond rose bonbon, l’héroïne semble subitement s’échapper du film : courant sur un tapis de course, comme à la salle de gym, elle regarde le feuilleton de sa vie sur l’écran de son téléphone. La cinéaste prend plaisir à nous semer, tout en créant des images entêtantes. Cl. F.

« Desert of Namibia », film japonais de Yoko Yamanaka. Avec Yumi Kawai, Daichi Kaneko, Kanichiro (2 h 17).

« Good One » : point de non-retour

Le premier long-métrage de l’Américaine India Donaldson, née en 1984, marche dans les pas du cinéma de Kelly Reichardt, son aînée de vingt ans, et, imagine-t-on, modèle en termes d’indépendance. On pense au film Old Joy (2006), qui avait révélé cette dernière, récit d’une virée en forêt entre deux vieux amis, dont les principes et schèmes sont ici voisins.

Sam (Lily Collias), 17 ans, accepte par obligeance d’accompagner son père (James LeGros, comédien familier de Reichardt) et un vieux camarade de celui-ci (Danny McCarthy) pour un week-end de randonnée dans les montagnes Catskill, dans l’Etat de New York.

Au fil de la marche affleurent failles générationnelles et impensés de genre, le petit groupe s’orientant pas à pas vers un point de non-retour. Sous la joliesse un peu surjouée d’une certaine esthétique « indé », le film se creuse de longues plages de conversation où s’affinent considérablement les portraits psychologiques. On regrette toutefois que le point de vue s’abrite sous un absolu adolescent qui aboutit à la condamnation irrévocable des adultes. A l’arrivée, l’âge devient pour chacun un essentialisme. Ma. Mt.

« Good One », film américain d’India Donaldson. Avec Lily Collias, James LeGros, Danny McCarthy (1 h 30).

On peut éviter

« La Vallée des fous » : tiens bon la barre

Jean-Paul (Jean-Paul Rouve), veuf alcoolique, restaurateur au bord du dépôt de bilan, père irresponsable, danger pour lui-même autant que pour les siens, se lance dans un pari fou : participer au Vendée Globe, mais à domicile, d’un bateau amarré au fond du jardin, au moyen du jeu en ligne Virtual Regatta.

Dans la lignée d’Albatros (2021), où un brigadier lâchait tout pour une dangereuse escapade en mer, le nouveau film de Xavier Beauvois (Des hommes et des dieux, 2010) renchérit sur l’imaginaire de la navigation (il se déroule à Port-la-Forêt, haut lieu de la voile), pour faire de celle-ci un levier de reconstruction, un remède à la déchéance contemporaine.

Ainsi le film n’aura-t-il de cesse de restaurer la place symbolique du père au sein d’une famille en lambeaux, par le biais d’un pur acte de foi. Plus encore que son fond conservateur, c’est le programme balisé de la fiction résiliente qui fait la limite du film, peu aidé par une mise en scène conventionnelle (seule référence citée : l’émission « Cauchemar en cuisine »). On ne sait trop comment Beauvois sera passé du romantisme à fleur de peau des débuts (N’oublie pas que tu vas mourir, 1995) à ce régime routinier, mais on lui souhaite de redresser bientôt la barre de son œuvre. Ma. Mt.

« La Vallée des fous », film français de Xavier Beauvois. Avec Jean-Paul Rouve, Pierre Richard, Madeleine Beauvois (2 h 00).

Rétrospective

« Audrius Stonys, les vies intérieures » : surface et secret

Dans le cadre de la Saison de la Lituanie en France, la Cinémathèque du documentaire consacre une rétrospective à Audrius Stonys, cinéaste né à Vilnius en 1966. Ses films, d’une beauté rare, explorent les âmes du monde derrière ses apparences flottantes, entre lumière polaire et vastes étendues du Grand Nord.

Stonys privilégie la poésie visuelle, comme dans Antigravitation (1995), où il dépeint un village sous la neige, ou La Terre des aveugles (1992), où le montage installe un voisinage poétique entre des personnages atteints de cécité. Se méfiant de la parole, il préfère des ambiances sonores, comme dans Alone (2001), où un dernier plan sublime capture une peine insondable.

L’adoption du numérique à partir des années 2000 marque des films plus longs, comme Ramin (2011) et La Femme et le Glacier (2016), qui portent un regard intime sur des personnages extraordinaires. A travers ses portraits, Stonys filme les résonances intérieures et les chemins transcendants du monde. Ma. Mt.

Rétrospective intégrale, jusqu’au 18 novembre. La Cinémathèque du documentaire, à la BPI, Centre Pompidou, Paris 4e.

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