Meilleures Actions
Histoires Web jeudi, mai 15
Bulletin

C’est l’histoire de Timothy Friede, mécanicien poids lourds, qui s’est lancé il y a une vingtaine d’années dans un projet pour le moins inhabituel. Ce passionné de serpents, constamment exposé au risque de morsure, a entrepris de s’injecter régulièrement du venin extrait de ses spécimens dans l’espoir de développer une immunité. Or, en donnant son sang, il a permis à des chercheurs de la société californienne Centivax (San Francisco) et de l’université Columbia de New York de concevoir un cocktail thérapeutique capable de lutter contre un large éventail de venins parmi les plus redoutables au monde.

Cette avancée, publiée le 2 mai 2025 dans la revue Cell, repose notamment sur l’isolement de deux anticorps particulièrement puissants à partir du sang de Timothy Friede qui, entre 2001 et 2018, s’est volontairement injecté de faibles doses de venins de serpents (mambas, cobras, crotales, taïpans, entre autres). Ce cocktail constitue une étape majeure vers la mise au point d’un antivenin universel, susceptible de remplacer les sérums actuels, souvent spécifiques d’une seule espèce, coûteux à produire et difficilement accessibles dans les régions du monde où les morsures de serpents sont pourtant les plus fréquentes.

Les envenimations par morsure de serpent, reconnues par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2017 comme une maladie tropicale négligée, causent chaque année entre 81 000 et 138 000 décès, tout en laissant 300 000 à 400 000 personnes durablement handicapées (amputations ou séquelles fonctionnelles des membres). Le traitement traditionnel, utilisé depuis plus d’un siècle, consiste à administrer un antivenin, c’est-à-dire un sérum contenant des anticorps produits par des animaux ayant été exposés au venin d’une ou plusieurs espèces de serpents.

Il existe plus de 600 espèces de serpents venimeux, extrêmement diversifiées génétiquement. Parmi elles, 85 espèces représentent une menace majeure pour la santé humaine : 31 sont classées en catégorie 1 et 54 en catégorie 2 par l’Organisation mondiale de la santé. La catégorie 1 regroupe les serpents les plus dangereux, responsables d’envenimations graves ou mortelles, tandis que la catégorie 2 comprend des serpents également venimeux, mais jugés moins prioritaires en termes de santé publique.

Comme le soulignent Jacob Glanville, Peter D. Kwong et leurs collègues dans leur article publié dans Cell, la grande variété de toxines présentes dans le venin de très nombreuses espèces de serpents venimeux fait que les antivenins actuels sont généralement efficaces contre une seule espèce ou un petit groupe d’espèces proches. Par conséquent, on ne dispose pas pour la majorité des espèces de serpents d’antivenin spécifique, et même au sein d’une même espèce, l’efficacité du traitement peut varier considérablement en fonction des différences génétiques propres à chaque zone géographique. De plus, identifier correctement le serpent responsable de la morsure, étape cruciale pour administrer l’antivenin adapté, est souvent un défi, tant pour les victimes que pour les soignants.

Chaque espèce de serpent produit entre 5 et 70 toxines protéiques distinctes. On comprend donc que, même si l’on parvenait à développer un antivenin spécifique pour chaque toxine, il serait irréaliste de les regrouper en un seul traitement, car la dose nécessaire pour assurer une protection efficace dépasserait largement les seuils de sécurité tolérables chez l’être humain.

Par ailleurs, les traitements actuels à base de sérum étant d’origine animale, ils peuvent entraîner des effets indésirables graves, comme des réactions allergiques sévères, particulièrement lors de nouvelles injections. Bien que des techniques permettant de fragmenter les anticorps (immunoglobulines G) pour ne conserver que les parties actives, appelées fragments Fab, aient été mises au point afin de limiter ces réactions indésirables, elles réduisent également la durée d’action du traitement, ce qui nécessite des doses répétées. De plus, l’efficacité des antivenins traditionnels est souvent compromise par la présence de protéines étrangères non spécifiques et par la faible proportion d’anticorps spécifiquement dirigés contre les toxines du venin, cette proportion étant estimée entre 9 % et 15 % dans les antivenins polyvalents polyclonaux.

Concevoir un cocktail antivenin renfermant de puissants agents à large spectre

Les chercheurs se sont demandé si un cocktail composé de plusieurs agents à large spectre pouvait protéger les souris contre différentes catégories de toxines de serpent, mais aussi contre les venins de plusieurs espèces. L’équipe californienne a conçu, de façon séquentielle, un antivenin capable de cibler un grand nombre d’espèces de serpents.

Leur approche a débuté par la famille des Élapidés, un groupe de serpents venimeux connus pour leurs neurotoxines, qui perturbent le système nerveux (comme les cobras, les mambas, les kraits ou les serpents corail). Progressivement, ils ont enrichi leur formule pour élargir son efficacité à d’autres espèces. La famille des Élapidés regroupe près de la moitié des espèces de serpents venimeux, soit plus de 50 genres et 300 espèces.

Plus de 80 % de la masse de leur venin est constituée de toxines appelées 3FTX (Three-Finger Toxins ou toxines à « trois doigts ») et de phospholipases A2 (PLA2). Les 3FTX tirent leur nom de leur structure spatiale, ressemblant à une main avec trois doigts allongés. Ces toxines ciblent principalement le système nerveux. Elles agissent en bloquant les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine (nAChR), qui sont essentiels pour la transmission des signaux entre les nerfs et les muscles. Les LNX (neurotoxines longues) et SNX (neurotoxines courtes), qui font partie de la famille des 3FTX, figurent parmi les toxines les plus mortelles du venin de serpent. À ce jour, aucun inhibiteur de petite taille, susceptible d’être utilisé comme médicament, n’a été identifié pour neutraliser ces toxines.

Les LNX et SNX paralysent les neurones non seulement des mammifères, mais aussi des oiseaux, des reptiles, des amphibiens et des poissons. Pour exercer une telle efficacité sur autant d’espèces, ces toxines doivent, quelle que soit l’espèce de serpent, se fixer sur une région précise des récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine. Cela a conduit les chercheurs à envisager le développement d’anticorps capables de neutraliser ces toxines, indépendamment de l’espèce de serpent.

Quarante millilitres du sang d’un individu hyperimmunisé

Mais revenons à Timothy Friede, cet homme qui, pendant 18 ans, s’est volontairement inoculé les venins de nombreux serpents, notamment des mambas, cobras, serpents à sonnettes, cobras aquatiques, taïpans, serpents corail de l’Est, kraits commun et rayé, serpents tigre et brun de l’Est.

Les chercheurs ont émis l’hypothèse que ces expositions répétées à divers venins pouvaient avoir induit chez cet homme la production d’anticorps à large spectre, capables de reconnaître des motifs (épitopes) communs aux toxines de différentes espèces de serpents. Ils ont donc entrepris d’isoler ces anticorps à partir du sang de Timothy Friede. Quarante millilitres de son plasma ont suffi pour mener cette étude, représentant environ 16 millions de lymphocytes B, cellules immunitaires capables de produire des anticorps.

Les premiers résultats ont révélé que le plasma de ce donneur hyperimmunisé contenait des taux très élevés d’anticorps dirigés contre plusieurs neurotoxines longues (LNX) produites par le mamba noir.

Les scientifiques ont réussi à isoler des anticorps puissants et à large spectre à partir du sang de ce donneur hyperimmunisé. Pour ce faire, ils ont utilisé une technique de laboratoire sophistiquée pour constituer une « bibliothèque » d’anticorps produits par son système immunitaire. Cette collection d’anticorps a ensuite été testée contre les toxines de quatre serpents particulièrement venimeux : le mamba noir, le cobra du Cap, le taipan côtier et le krait commun.

Première étape : isolement d’un puissant anticorps anti-LNX

Parmi les anticorps identifiés, 64 étaient capables de reconnaître les toxines de plusieurs espèces. Fait remarquable : 95 % de ces anticorps provenaient d’une seule lignée dominante. Les chercheurs ont ainsi réussi à isoler l’anticorps LNX-D09, capable de neutraliser les venins de six espèces, ce qui suggère que la toxicité de ces venins est principalement due aux LNX.

LNX-D09, à lui seul, a assuré une protection complète contre des injections létales de venin provenant de quatre espèces de cobras (dont le cobra royal), du mamba noir, même avec un délai de 10 minutes entre l’injection du venin par voie intramusculaire à des souris et l’administration de l’anticorps par voie intraveineuse.

Pour comprendre comment l’anticorps LNX-D09 parvient à reconnaître les toxines de nombreux serpents, les chercheurs ont étudié sa structure atomique par cristallographie. Ils ont ainsi pu visualiser comment cet anticorps se lie aux toxines LNX de quatre serpents parmi les plus dangereux (mamba noir, cobra du Cap, taïpan côtier, krait commun).

Ils ont découvert que la région où l’anticorps LNX-D09 se fixe à la neurotoxine correspond à celle que la toxine utilise pour se lier au récepteur nicotinique à l’acétylcholine. Autrement dit, l’anticorps bloque la toxine au même endroit où elle se fixe habituellement pour perturber le système nerveux, empêchant ainsi son action. Cette interaction explique pourquoi l’anticorps LNX-D09 est capable de neutraliser efficacement un grand nombre de toxines similaires provenant de différentes espèces de serpents.

Cobra du Cap,  espèce de la famille des Élapidés.

Deuxième étape : cibler la PLA2, deuxième toxine la plus présente dans les venins

La phospholipase A2 (PLA2) est la deuxième toxine la plus présente dans les venins de nombreux serpents de la famille des Élapidés, juste après les neurotoxines 3FTX. Pour comprendre dans quelle mesure cette toxine contribue à la dangerosité du venin, les chercheurs ont mené des expériences sur des souris en utilisant un médicament, le varespladib. Initialement développé comme anti-inflammatoire, il bloque spécifiquement l’action de la PLA2. Les chercheurs ont testé le varespladib seul, puis l’ont combiné avec l’anticorps LNX-D09 sur trois serpents particulièrement venimeux : le serpent-tigre, le taïpan côtier et le taïpan du désert.

Les résultats obtenus avec le venin du serpent-tigre ont montré que la protection était totale lorsque les deux traitements étaient utilisés ensemble, avec un renouvellement du varespladib toutes les 8 heures, car son effet s’estompe rapidement. Des résultats similaires ont été observés avec les venins des taïpans : que le varespladib soit utilisé seul ou en combinaison avec l’anticorps, les souris ont été complètement protégées de la mort. Ainsi, l’ajout de varespladib, inhibiteur de la PLA2, a étendu la protection à trois autres espèces dont la toxicité du venin est principalement due à la phospholipase A2.

Bien que l’inhibition de LNX et de la PLA2 ait permis de protéger contre les venins de neuf espèces de serpents élapidés classées en catégorie 1 ou 2 par l’OMS, les venins du bongare indien, du serpent brun de l’Est, du cobra cracheur de Java (Naja sputatrix) et du mamba vert de l’Ouest (Dendroaspis viridis) sont restés mortels, même après l’administration de ce cocktail à deux composants.

Bongare indien (Bungarus caeruleus)

Troisième étape : neutraliser les neurotoxines SNX

Les chercheurs ont alors suspecté qu’une autre catégorie de toxines, les neurotoxines courtes (SNX), généralement la troisième famille de toxines la plus présente dans ces venins, était responsable de cette mortalité persistante. Ils ont donc entrepris des recherches pour isoler un anticorps capable de neutraliser efficacement ces toxines.

En utilisant la même méthode que celle utilisée pour isoler l’anticorps neutralisant la toxine LNX, les chercheurs ont identifié dans le sang de Timothy Friede un second anticorps, nommé SNX-B03, capable de se lier efficacement aux toxines SNX du mamba noir, du cobra du Cap, du serpent-tigre et de Tropidechis carinatus.

La cristallographie a révélé que, bien que les toxines SNX et LNX agissent sur le même récepteur nicotinique de l’acétylcholine (nAChR), elles se fixent sur des zones distinctes de ce récepteur. Cependant, ces zones sont suffisamment bien conservées entre les différentes espèces, laissant donc penser qu’un anticorps pourrait les reconnaître chez un large éventail de serpents.

Les expériences ont montré que l’ajout de SNX-B03 au cocktail précédent a considérablement élargi son efficacité vis-à-vis des venins de serpents redoutables. Composé de trois éléments ciblant trois grandes familles de toxines (LNX, SNX et PLA2), ce cocktail s’est montré hautement protecteur chez la souris contre un très grand nombre d’espèces venimeuses.

Les chercheurs ont voulu savoir si l’ajout de l’anticorps SNX-B03 à un mélange déjà composé de LNX-D09 et de varespladib offrirait une protection accrue contre certains venins qui résistaient encore à l’association de ces deux molécules. Un cocktail combinant ces trois composants (anticorps LNX-D09, SNX-B03 et varespladib) a permis de protéger complètement les souris contre le venin extrêmement toxique du bongare commun. Pris seuls ou par paires, ces agents n’assuraient qu’une protection partielle, mais ensemble, ils ont agi de manière synergique pour neutraliser efficacement le venin.

L’anticorps SNX-B03, ayant démontré une protection efficace contre des toxines SNX létales et renforcé la protection là où d’autres associations restaient limitées, a été intégré comme troisième composant du cocktail anti-venin thérapeutique. Grâce à cette triple association, les chercheurs ont obtenu une protection complète contre les venins du bongare rayé, du serpent corail de l’Est et du serpent mulga, ainsi qu’une amélioration significative de la survie chez plusieurs autres espèces : cobra cracheur de Java (multipliée par 7,6), cobra arabe (multipliée par 4,1), cobra russe (multipliée par 3,7) et Acanthophis antarcticus (la vipère de la mort) (multipliée par 10,5).

Cobra cracheur rouge (Naja pallida).

Un cocktail anti-venin composé de deux anticorps humains à large spectre et du varespladib

Pour les venins toujours mortels, l’apport d’un anticorps anti-SNX, en complément des inhibiteurs de LNX et de PLA2, a permis d’étendre la protection à l’ensemble des 19 espèces de serpents et d’obtenir une protection totale pour la plupart des venins. Ce faisant, les chercheurs ont mis au point un cocktail minimal offrant une protection large contre toute la famille des Élapidés.

Ce cocktail de trois agents (LNX-D09, SNX-B03, varespladib) a permis une protection totale in vivo contre dix serpents classés en catégorie 1 par l’OMS, ainsi qu’une couverture complète pour trois espèces de catégorie 2. Il a également offert une protection partielle contre cinq serpents de catégorie 1 et un de catégorie 2.

Cette triple association couvre un large éventail géographique : Amérique du Nord, Afrique (du Nord, subsaharienne et australe), Asie (de l’Ouest à l’Asie du Sud-Est en passant par le sous-continent indien), Australie et Océanie. Résultat : une protection à 100 % pour 13 espèces de serpents, et pour les six autres, certaines souris ont survécu. Enfin, ce cocktail a permis une survie prolongée, multipliée par un facteur de 3,7 à 10,5 selon les espèces.

Mamba noir (Dendroaspis polylepis)

Preuve de concept d’un antivenin universel

« Nous démontrons la réussite de la combinaison d’un cocktail minimal composé de deux anticorps à large spectre et d’un inhibiteur de petite molécule, comme preuve de concept d’un antivenin universel », résument les auteurs.

Une telle avancée représenterait un progrès majeur dans la prise en charge des envenimations. Selon eux, « ce type d’antivenin éviterait la nécessité d’identifier l’espèce avant l’administration du traitement, offrant ainsi une couverture pour de nombreuses espèces de serpents venimeux parmi les 650 répertoriées, et pour des régions du monde où aucun antivenin adéquat n’est actuellement disponible ».

Leur étude va au-delà des travaux précédents qui avaient permis d’identifier des anticorps à large spectre et des protéines capables de neutraliser les toxines LNX. Ces recherches mettaient déjà en évidence les limites d’une approche reposant sur un seul composant. En effet, dans la majorité des cas, cela s’avère insuffisant pour concevoir un antivenin véritablement efficace, les venins contenant généralement plusieurs toxines.

Ces nouveaux travaux ouvrent la voie au développement d’un antivenin universel, reposant sur l’utilisation d’anticorps humains plutôt que sur ceux d’animaux. Il est important de rappeler qu’un sérum anti-venin est traditionnellement fabriqué en injectant de petites doses de venin de serpent à des animaux, tels que des chevaux. Leur système immunitaire réagit en produisant des anticorps, qui sont ensuite collectés et utilisés comme traitement. Ce processus de production n’a pas évolué depuis le XIXe siècle.

Futurs défis

En conclusion, il est important de noter que l’évaluation in vivo de ce cocktail antivenin a été réalisée chez la souris. Des études supplémentaires devront être réalisées, en utilisant des doses de venin plus élevées et des modèles animaux de plus grande taille, afin de déterminer si d’autres toxines clés doivent également être ciblées. L’efficacité de ce super-antivenin sera prochainement évaluée en Australie chez des chiens amenés dans des cliniques vétérinaires pour des morsures de serpent.

Enfin, les auteurs rappellent que les Élapidés ne représentent qu’environ la moitié des espèces de serpents venimeux. Quant aux Vipéridés, incluant les vipères et les crotales, ils nécessiteront le développement d’agents neutralisants supplémentaires à large spectre. La méthode itérative développée par cette équipe pourrait être adaptée pour relever ces défis.

Pour en savoir plus :

Glanville J, Bellin M, Pletnev S, et al. Snake venom protection by a cocktail of varespladib and broadly neutralizing human antibodies. Cell. 2025 Apr 30 :S0092-8674(25)00402-7. doi : 10.1016/j.cell.2025.03.050

Vázquez Torres S, Benard Valle M, Mackessy SP, et al. De novo designed proteins neutralize lethal snake venom toxins. Nature. 2025 Mar ;639(8053) :225-231. doi : 10.1038/s41586-024-08393-x

Khalek IS, Senji Laxme RR, Nguyen YTK, et al. Synthetic development of a broadly neutralizing antibody against snake venom long-chain α-neurotoxins. Sci Transl Med. 2024 Feb 21 ;16(735) :eadk1867. doi : 10.1126/scitranslmed.adk1867

Ledsgaard L, Wade J, Jenkins TP, et al. Discovery and optimization of a broadly-neutralizing human monoclonal antibody against long-chain α-neurotoxins from snakes. Nat Commun. 2023 Feb 8 ;14(1) :682. doi : 10.1038/s41467-023-36393-4

Réutiliser ce contenu

Share.
© 2025 Mahalsa France. Tous droits réservés.