Le Burkina Faso, leur pays, n’est qu’à quinze kilomètres de là, au bout de la seule route goudronnée qui traverse Doropo, commune du nord-est de la Côte d’Ivoire. Pour la famille Sidibé, c’est une impasse. « Nous ne sommes pas près de rentrer chez nous. Nos villages ne cessent d’être attaqués par les groupes armés », raconte la vieille Aminatou, qui ne connaît pas son âge et aurait préféré rester chez elle, à Dérégoué. En mars 2024, une attaque des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), de jeunes miliciens qui agissent en supplétifs de l’armée et ciblent en particulier la communauté peule qu’ils assimilent aux djihadistes, a précipité son exode et celui de dix membres de sa famille. Ce jour-là, neuf de ses proches ont été tués.
Depuis un an, son refuge à Doropo est une bâtisse en construction, qu’elle loue 20 000 francs CFA (30 euros). A chaque fin de mois, « on court partout, pour réunir l’argent auprès de nos proches ou en vendant certains de nos bœufs », explique-t-elle. Depuis 2021, selon l’ONU, plus de 243 000 Burkinabés ont fui leur pays pour échapper aux violences des groupes djihadistes ou de l’armée et de ses supplétifs civils. La Côte d’Ivoire est le pays voisin qui en accueille le plus : près de 70 000.
Pour les accueillir, le gouvernement a construit deux « centres de transit ». Mais les centaines de petites baraques en béton, édifiées sur des sites clôturés en périphérie des villes de Bouna et de Ouangolodougou, ne peuvent accueillir que 12 000 personnes au total. Alors, comme les Sidibé, la plupart des réfugiés burkinabés en Côte d’Ivoire comptent sur la solidarité communautaire pour trouver un hébergement.
Gel de l’aide américaine
Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) verse aux réfugiés burkinabés une aide mensuelle de 5 000 francs CFA (7,60 euros). Avant mai 2024, elle était de 10 000 francs CFA. « Ça couvre à peine 35 % des besoins alimentaires d’une personne. L’aide a baissé car le gouvernement ivoirien ne reconnaît pas qu’il y a une crise des réfugiés. Cela a compliqué la recherche de financements », souligne un acteur humanitaire occidental à Abidjan.
L’annonce fin février du gel de l’aide internationale américaine est venue ajouter une difficulté financière supplémentaire pour le HCR. « C’est l’effet domino. Nous souffrons d’une baisse drastique des financements cette année. Pour l’instant, nous avons seulement 3,8 millions de dollars pour 2025, sur les 57 millions nécessaires pour mettre en œuvre nos programmes en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo, au Bénin et au Liberia », s’alarme Olivier Beer, le représentant résident du HCR en Côte d’Ivoire.
D’un geste fébrile, Aminata Sidibé sort de son boubou un document qu’elle conserve précieusement dans une enveloppe : son laissez-passer pour bénéficier de l’aide alimentaire du HCR. Sur l’attestation, il est indiqué que la vieille femme est demandeuse d’asile, et non réfugiée.
Les Burkinabés ayant fui leur pays pourraient prétendre à ce statut, plus protecteur, mais la Côte d’Ivoire refuse pour le moment de le leur accorder. « Le document est sur la table du gouvernement. Il sera signé dans les prochaines semaines », assure un cadre du HCR en Afrique de l’Ouest. Pour convaincre Abidjan, l’agence onusienne a fait valoir qu’elle « organisait le rapatriement des réfugiés et pas des demandeurs d’asile », poursuit le même cadre. Contactées, les autorités ivoiriennes n’ont pas donné suite aux sollicitations du Monde.
Tensions avec la junte de Ouagadougou
Le dossier est d’autant plus délicat que le pouvoir ivoirien entretient des relations tendues avec le chef de la junte au Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré. Deux gendarmes ivoiriens y ont été détenus entre septembre 2023 et décembre 2024 après avoir franchi la frontière par mégarde. Des accrochages se produisent régulièrement à la frontière des deux pays, où chaque armée a renforcé ses capacités aériennes.
Restez informés
Suivez-nous sur WhatsApp
Recevez l’essentiel de l’actualité africaine sur WhatsApp avec la chaîne du « Monde Afrique »
Rejoindre
A l’approche de l’élection présidentielle, prévue en octobre 2025, les partisans du président Alassane Ouattara craignent, en outre, de voir la question des réfugiés instrumentalisée par l’opposition. Une partie de celle-ci accuse le pouvoir ivoirien, très ancré dans le Nord, d’utiliser des allogènes comme du « bétail électoral », en enrôlant des non-nationaux sur les listes. La Côte d’Ivoire accueille officiellement au moins 6,5 millions d’étrangers et la moitié d’entre eux sont burkinabés.
A Abidjan, la question des demandeurs d’asile relève du Conseil national de sécurité (CNS), une institution directement rattachée à la présidence. Pour obtenir le statut de demandeur d’asile, les Burkinabés sont soumis à un enregistrement biométrique. « Le gouvernement est dans une logique tout-sécuritaire. Il veut garder le contrôle à 100 %, car il redoute des infiltrations djihadistes », prévient une autre source humanitaire occidentale sur place. Tandis que le Burkina Faso s’enfonce dans la violence – plus de 28 000 morts depuis 2016 ont été recensés par l’ONG Acled – la Côte d’Ivoire a pour l’instant résisté aux tentatives de pénétration de l’hydre djihadiste.
Depuis les dix-neuf morts de l’attentat de Grand Bassam en mars 2016, seize attaques attribuées aux islamistes armés ont été menées sur le territoire ivoirien. Toutes perpétrées dans le nord du pays, elles ont causé la mort de 24 militaires et civils, selon Acled. La dernière en date a eu lieu le 16 mars 2024 à Bolé lorsque des hommes soupçonnés d’appartenir au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, affilié à Al-Qaida) ont kidnappé et tué le fils du chef du village.
« Leurs animaux mangent ce qu’on plante »
Si Abidjan résiste pour l’instant, la présence massive de déplacés étrangers est toutefois une source de tensions dans le Nord. Malgré l’interdiction d’entrée sur le territoire « du bétail des réfugiés » décrétée en mai 2023 par le CNS afin de « préserver la cohésion sociale », les bergers burkinabés de la communauté peule ont continué à traverser la frontière avec leurs troupeaux. Leur cheptel est leur capital. Mais l’arrivée de dizaines de milliers de têtes a déstabilisé les équilibres fragiles de la zone, où existaient déjà des conflits entre éleveurs peuls et agriculteurs de la communauté lobi.
Assis dans son salon, à Bouna, Binsare Hien, le chef des Lobi sur place, est tourmenté. La récolte de l’anacarde vient de commencer, celle de mil bat son plein, mais les champs sont ravagés par les bœufs qui, faute d’espace de pâturage disponible, se rabattent sur ses plantations. « Les animaux des réfugiés mangent tout ce qu’on plante. Il y a de plus en plus de conflits. Pour l’instant, on arrive à les régler par nos médiations, mais on sent que la colère des agriculteurs monte. Ça risque de dégénérer. D’autant plus que ces réfugiés et leurs animaux vont rester ici longtemps », s’inquiète-t-il.
A Doropo, à 75 kilomètres de là, les coupures d’eau, déjà nombreuses avant l’arrivée des réfugiés, sont devenues quotidiennes, pointe également Adrahmane Dicko, le chef de la communauté peule. Les loyers et le prix des denrées alimentaires de base ont augmenté. Il faut compter « 25 000 francs CFA [38 euros] pour un sac de cent kilos de maïs contre 20 0000 francs CFA [30 euros] avant l’arrivée des réfugiés », détaille Abdrahmane Dicko, inquiet également, comme d’autres responsables communautaires du nord-est de la Côte d’Ivoire, de la hausse du banditisme. Une multiplication des vols de bétail et de braquages qu’ils attribuent à l’arrivée de réfugiés burkinabés.
Selon une étude réalisée en décembre 2024 par les ONG Equal Access International, Seed et Indigo dans trois régions du nord de la Côte d’Ivoire auprès de 1 451 personnes, plus d’un répondant sur quatre pense qu’il y a davantage d’insécurité depuis l’arrivée des demandeurs d’asile burkinabés. Un quart des personnes interrogées estiment aussi que tous les Peuls sont impliqués ou complices des actes de banditisme et de terrorisme. Les autorités ivoiriennes savent le danger d’une mise à l’index d’une communauté et tentent d’empêcher une reproduction du drame burkinabé sur leur sol.