Le rendez-vous avait lieu à deux pas du Bataclan, où se produisait son complice Alain Pérez à l’occasion de la première parisienne de la « Misa Criolla. » Dix ans s’étaient écoulés depuis ma dernière rencontre avec Issac Delgado. A l’écoute de sa dernière production, j’ai du mal à cacher mon enthousiasme.
Dès les premiers titres de « Mira como vengo », on est frappé par le son. Vous avez réussi à renouer avec la timba des années 1990 : une timba plus lente, où la basse et les cuivres occupent un rôle primordial, une musique savoureuse appréciée des connaisseurs mais rarement jouée de nos jours…
C’est vrai que la timba est beaucoup plus rapide aujourd’hui, plus formatée pour les danseurs, qui leur permet plus de démonstration. J’ai cherché à retrouver le son original dont vous parlez. Pour cela, j’ai fait appel à Alain Pérez qui m’a aidé sur les arrangements et la production.
Alain a eu une influence majeure dans votre groupe alors qu’il était votre bassiste, n’est-ce pas ? Avant de connaître lui-même le succès en entamant une carrière de chanteur et de leader…
Alain est la personne qui musicalement me connaît le mieux et me comprend le mieux. Le premier single tiré de l’album est un duo intitulé Tu pensabas. On s’est régalé !
Quelle est l’idée derrière ce nouveau disque ?
Ça faisait quelque temps déjà que tout le monde me demandait : « Quand est-ce que tu sors un nouvel album ? » Mais je ne suis jamais parti. En fait, je n’ai pas arrêté depuis la sortie de « Lluvia y Fuego. »
« Lluvia y Fuego » est un album magnifique. Un disque d’amour dans lequel on retrouve tout le romantisme qu’on vous connaît sous une forme complètement renouvelée…
Dans « Lluvia y Fuego », j’ai eu à cœur de porter une attention toute particulière aux textes associée à un certain lyrisme. Pour cela, fait appel à Jesús « Jesusín » Cruz, un compositeur incroyable que je connaissais bien, et Jusef Díaz pour les arrangements. J’ai été très heureux du résultat.
Ensuite, j’ai enregistré un hommage symphonique à Silvio Rodríguez [icône de la nueva trova]. « Mujeres con Sombrero » n’a pas bénéficié d’une grande promotion mais il est disponible sur les plateformes. Nous avons réalisé, Alain et moi, une collaboration avec la légendaire Orquesta Aragón qui a gagné un Grammy. Enfin, j’ai produit un hommage à la mythique Sonora Matancera avec des invités comme Haila, Maykel Dinza, Yuri Buenaventura.
N’oublions pas « Con Tumbao. » Le concert que vous avez donné au festival Tempo Latino était très beau. Le disque n’a jamais été enregistré. Le projet est tombé à l’eau ?
Non, pas du tout. Vous savez, monter un All-Stars est extrêmement compliqué. Imaginez : Réunir Oscar Hernández, Pedrito Martínez, Tony Succar, Robby Ameen, Alain Pérez – tous des leaders !- c’est une mission impossible. On en discute ensemble régulièrement. Le jour où on sera tous disponible en même temps, on file enregistrer à La Havane ! (Rires)
La vérité, c’est que pendant ce temps, je ne me suis pas préoccupé de ma propre carrière. J’avais envie de revenir à la musique bailable.
« Mira como vengo » est un album complet. On y trouve également des timbas plus rapides, des ballades, des salsas romantiques…
Vous n’avez rien remarqué dans les ballades ? Les éléments de guitare. On aurait pu appeler ça salsa flamenca (Rires) ! C’est l’influence d’Alain qui a longtemps accompagné Paco de Lucia à l’époque où il vivait en Espagne.
Le final est très réussi avec un joli boléro et un titre formidable que j’ai du mal à définir : Eso que dijiste.
Je ne suis pas très étonné. Je vais vous dire ce que c’est : une conga de Santiago de Cuba dont on a ralenti le rythme. Je voulais une œuvre différente, un peu en retrait dans les temps. J’avais en tête un morceau à destination d’un public plus jeune pour qu’il puisse s’amuser en discothèque. C’est le titre pour lequel j’ai le plus de retours positifs du public non salséro.
San Cristóbal fournit à l’album une conclusion explosive, très afro-cubaine, qu’on ne s’attend pas trouver dans votre répertoire…
San Cristóbal, le saint patron de La Havane. Je suis dévoué à la figure de Saint Christophe, Agayú dans la religion afro-cubaine, qui avait porté l’enfant Jésus pour traverser le fleuve. Cette chanson écrite par Alina Torres, une grande compositrice cubaine qui m’avait offert cette chanson il y a des années. Cet hommage était une conclusion parfaite.

L’album balaie les différentes époques que vous avez traversées. « Mira como vengo » est-il un témoignage, un testament ou un résumé de votre carrière ?
« Mira como vengo » représente ce qu’est Isaac Delgado en 2025
C’est dur comme question ! Je dirais simplement que ce disque est une célébration de la vie. « Mira como vengo » représente ce qu’est Isaac Delgado en 2025. C’est ce que je suis.
Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’album, j’ai eu un grave problème familial. J’étais déprimé et ne savais même pas si je pourrais aller jusqu’au bout. A la vérité, je ne pensais pas pouvoir rechanter. J’ai reçu énormément de soutien. Alors je me suis dit : Avec ces gens qui m’encouragent, croient en mon travail, dans ce que j’ai fait toute ma vie, je dois continuer, avancer. Cet album, c’est comme une nouvelle vie que vous donnez à votre musique.
C’est important pour le public aussi. Dans ce monde désespérant, le rôle des artistes est primordial car ils véhiculent l’espoir.
C’est très important. Je voulais que ce soit un disque d’espérance. Avec tout ce qui se passe dans l’industrie du disque, beaucoup de gens pensaient que notre musique était en train de s’effondrer, disaient qu’elle était finie. Il y a un nombre impressionnant de musiciens talentueux qui font un travail intéressant, écrivent très joliment en espagnol et continuent à utiliser ce moyen d’expression.
« Je suis admiratif du travail de Bad Bunny »
Les modes suivent des cycles. Les styles vivent, meurent, ressurgissent. Je pense qu’il y a en ce moment une résurgence. Regardez ce qu’a fait Bad Bunny : Il a rendu hommage à la musique dansante latine traditionnelle de son pays, Porto Rico. Je suis admiratif de son travail parce qu’il s’adresse à des jeunes qui ne connaissaient qu’un seul aspect de la musique. Une grande diffusion des œuvres donne à la musique la possibilité de se propager. Ce garçon a aidé à populariser ce que nous apprécions de la tradition et ce que nous défendons.
Vous connaissez Un Verano en Nueva York [le titre d’El Grand Combo repris dans le méga-hit NUEVAYoL] ? Saviez-vous qu’elle a été écrite par un Cubain, Justi Barreto, qui s’était installé à New York ? Il s’agit de la même musique qui existe depuis cent ans, depuis toujours, la musique de Benny Moré, Celeste Mendoza et tous les grands artistes cubains, Bebo Valdés, Chucho Valdés… cette musique dont nous avons hérité.
Je vous rejoins lorsque vous dites : Nous avons nos problèmes mais les gens en ont bien d’autres. Nous devons les affronter et continuer. Vous savez quelle est la musique numéro un en ce moment à Cuba ? Le reparto. Ça n’a évidemment absolument rien à voir avec ce que nous faisons, harmoniquement, mélodiquement, encore moins du point de vue des compositions. Mais c’est ce qui fonctionne auprès des jeunes. Nous devons penser à la musique que nous faisons et regarder ce que font les autres, persévérer et tracer notre chemin.
Isaac Delgado, NG La Banda et les débuts de la timba

L’arrivée de la timba, version moderne de la salsa, au tournant des années 90 a définitivement changé le visage de la musique populaire à Cuba. « Mira como vengo », le nouvel album d’Issac Delgado, renoue avec le son de cette époque. Cette rencontre est l’occasion d’interroger sur son début de carrière un des acteurs majeurs du mouvement.
Vous avez participé à la fin des années 80 aux débuts de NG La Banda, la formation qui a donné naissance à la timba. NG La Banda est né de la vision de José Luis Cortes, « El Tosco ». Pourtant tous les membres étaient des musiciens reconnus et aguerris. N’y avait-il pas également un processus collectif ?
L’idée était très claire dans l’esprit de José Luis Cortés. Le projet plonge ses origines dans une série de quatre enregistrements réalisés par lui et le saxophoniste Germán Velasco alors qu’ils étaient encore membres d’Irakere : « Siglo I a.n.e », « Siglo II a.n.e », « Abriendo el ciclo », « A través del ciclo ». C’était une sorte d’All-Stars réunissant les meilleurs musiciens de l’époque, tous eux-mêmes instrumentistes, arrangeurs et producteurs.
En réalité, NG [pour Nueva Generación] La Banda était une émanation d’Irakere. Par exemple, les soufflants étaient tous d’anciens membres. Il s’agissait d’un casting de premier plan. Ces jeunes gens étaient très pointus techniquement, diplômés des écoles d’art, qui avaient une influence immense sur le nouveau latin jazz émergeant à cette époque-là.
Comme vous l’avez souligné, c’était un collectif. Vous trouviez par exemple le bassiste Feliciano Arango, la véritable colonne rythmique du groupe, qui fut pionnier dans la manière de jouer l’instrument en créant le concept même du jeu de basse timba..
Chacun a apporté sa contribution, mais l’idée était était celle de José Luis Cortés qui venait d’Irakere et aussi de Los Van Van. Il avait une connaissance précise de ce qu’aimaient les danseurs et voulait leur donner ce qu’ils recherchaient tout en faisant une musique sophistiquée avec des arrangements de qualité. Ces musiciens expérimentés avaient les ressources nécessaires pour constituer un groupe qui casserait les codes et, malgré ses exigences, ferait danser tout Cuba.
Que retenez-vous de votre passage dans NG La Banda ?
Je n’étais pas le premier chanteur d’NG. Il s’agissait de Tony Calá, qui avait été violoniste dans l’orchestre Ritmo Oriental. Je ne suis arrivé qu’au bout de quelques mois car j’avais des engagements en tant que soliste au cabaret Tropicana. Je crois bien que j’étais le musicien avec le moins de formation. J’imagine que José Luis Cortes m’a appelé pour les qualités qu’il voyait en moi. Collaborer avec tous ces maestros extrêmement diplômés me mettait dans une position compliquée et ai dû énormément travailler. Mon expérience de la scène m’a permis de m’adapter. Peut-être ai-je apporté une approche plus populaire, quelque chose qui venait de la calle (de la rue), plus afro, plus rumbero, plus guarachero. Au final un mélange entre le sophistiqué et l’urbain.
Votre passage dans NG La Banda fut assez court finalement. Vous avez continué à imprimer votre marque sur la timba naissante en entamant une carrière solo. Quand vous avez monté votre propre formation, quelle était votre objectif, votre proposition ?
Pour être franc, je n’en avais pas vraiment. Je suis sorti de l’orchestre quand il était au sommet de sa popularité. Le premier pas fut de quitter NG mais je n’avais aucunement l’intention de monter un autre groupe. Je souhaitais simplement revenir à mon univers, retravailler sur des spectacles solo.
Dans les mois qui suivirent mon départ, de nombreux musiciens expérimentés avec qui j’avais pu collaborer m’ont encouragé. Juan Formell, par exemple, m’a invité à chanter dans une émission télé avec Los Van Van. Tous me disaient : « Tu dois monter ton propre groupe. » Je me suis lancé après une discussion avec Pablo Milanés [légende de la nueva trova]. Quand je lui ai parlé d’un projet solo, Pablo m’a ouvert les bras et a financé ma première production. Ce fut une chance immense au moment de monter ma propre formation en 1990. Un an plus tard, on enregistrait « Dando la hora ».
J’avais en tête une musique afro-cubaine de haut niveau avec les qualités poétiques de la nueva trova. C’était un autre temps où l’on soignait beaucoup les paroles, les arrangements. Je me suis mis en quête de belles chansons qui aient du sens. Je cherchais aussi à ne pas ressembler à NG. C’était impossible. NG avait des caractéristiques uniques. Il y avait plusieurs groupes qui se distinguaient ici, comme depuis toujours Irakere. J’avais fait partie précédemment d’un projet dirigé par le pianiste Gonzalo Rubalcaba et je voulais un travail qui saurait se différencier, créer quelque chose plus accessible pour le public.
J’ai eu énormément de chance avec les musiciens qui m’ont accompagné. J’ai l’impression que j’ai été un formateur également, car presque tous les musiciens qui sont passés par mon groupe sont devenus des références de la musique populaire à Cuba.
Pour résumer, ma démarche n’a pas été de sortir de NG La Banda pour former mon propre groupe. C’est la vie qui m’a permis de m’accomplir comme leader. J’ai été un des premiers solistes à m’investir dans cette nouvelle timba cubaine et même si ce n’était pas ma création, j’ai été très impliqué dans ce mouvement. Ce fut une très belle période des années 90.
Album : Issac Delgado – « Mira como vengo » (AnZn)
Concert de lancement le 16 juin au Studio de l’Hermitage (Paris)
En concert le 25 juillet au festival Tempo Latino (Vic-Fezensac)