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Histoires Web jeudi, décembre 26
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Nous ne nous étions pas croisés depuis une dizaine d’années. Il faut dire que Yuri Buenaventura était rentré depuis dans son pays, la Colombie. Le rendez-vous avait lieu dans son repaire, le Café de Flore, où le chanteur a son rond de serviette et où chaque membre du personnel a droit à une parole aimable. Dans une atmosphère électrique, nous évoquons son nouvel album « Ámame ». Yuri n’a guère changé, à peine quelques cheveux gris supplém et toujours ce regard pétillant. La générosité intacte. Dès la première question, le voici lancé dans des réflexions dont l’acuité se dissimule derrière la bonhomie du personnage et son accent inénarrable.

Cet automne, on vous a vu sur tous les plateaux télé, entendu sur toutes les radios. Qu’est-ce qui explique l’excellent accueil reçu par « Ámame » au moment de son lancement ? Vous êtes revenu au bon moment ?

Je ne l’ai pas fait exprès. On ne fait jamais exprès, ces choses-là.

Un journaliste me parlait récemment de ce label world music qu’on a donné dans les années 90 à notre musique… Il a été à tel point exploité qu’il y a eu comme une lassitude du public. Toutes ses histoires autour du « petit prince de la salsa » [son surnom à ses débuts], le marketing, la tropicalisation de cette musique… Je crois que des erreurs ont été commises ici en France dans l’histoire de la musique caribéenne.

Vous disiez : « Il revient au bon moment. » Je pense que j’arrive dans un nouveau cycle. Parce que revenir avec une maison d’édition française (Vivienne Music), un bureau de booking parisien (Gérard Drouot Productions), une équipe de presse qui accès à l’écosystème des médias… Il faut savoir d’où on vient : Quand j’ai commencé à donner des interviews en 1995, il fallait convaincre tout le monde. Trente ans après il faut toujours convaincre, mais on dirait qu’un certain chemin a été parcouru.

« Il revient au bon moment », peut-être. Mais il ne s’agit pas de moi en tant que musicien, mais d’une relation aux Français que je n’ai jamais abandonnée. Je n’ai jamais abandonné cet amour de la France, cet amour de la francophonie. Même dans les plus grandes difficultés j’ai produit des albums, je suis venu tourner en France, j’ai gardé le contact avec le public, les festivals, les institutions.

« Je crois que j’ai eu peur de me reposer »

J’ai toujours retenu ces paroles que m’a dites Eddie Palmieri un jour en Colombie : « Ne faites pas la même erreur que nous, ne partez pas. » Tous ces musiciens qui ont fait la salsa dans les années 70 sont repartis ensuite à Puerto Rico, mais c’est un processus qu’il faut entretenir. Je crois que j’ai eu peur de me reposer.

C’est une bataille que je devais mener pour la place de la France dans le monde, pour sa vision de l’être humain. Chanter à Paris, ça n’est pas la même chose que chanter à New-York, à Londres, à Madrid. Chanter à Paris, c’est faire rayonner quelque chose d’intrinsèque à la République et aux valeurs qu’elle véhicule.

Je crois que les Etats-Unis ont porté un grand préjudice à la culture en l’assimilant à de l’entertainment, comme si elle n’était qu’un divertissement. C’est là, la différence fondamentale quand on parle de chanter à Paris. En France, la musique est vue comme une pièce fondamentale de la culture, au même titre que le théâtre, la danse ou le cinéma.

N’y a-t-il pas une autre raison pour laquelle « Ámame » arrive au bon moment ? Dans une époque où toute la société est soumise à un stress intense, qu’un étranger chante « Aime-moi » a une haute portée symbolique…

Oui. Il y a peut-être de cela.

« Les réseaux sociaux entraînent le monde dans une double réalité »

La situation est tendue et on fait comme si elle ne l’était pas. On se dit que les conflits sont loin et finalement on se rend compte que le monde va de moins en moins bien. Je crois que les réseaux sociaux véhiculent l’idée d’une réalité légère pour les plus jeunes, mais la géopolitique est en train de changer le monde pour de bon. Alors, chacun fait la pause sur les photos. On tente de faire bonne figure dans une société qui va au-delà de la consommation, la consommation de soi-même. On s’expose comme un objet de consommation. Je vais bien, tout va bien. On va dans un joli bar pour dire qu’on est dans un joli monde, mais tout ça nous emmène dans une double réalité. D’un côté il y a le monde réel, de chocs culturels entre l’orient et l’occident, de migrations, de problèmes avec l’environnement… Tout ça, c’est la réalité. (Il frappe sur la table.) Parce que l’autre monde, TikTok, tout ça, n’est pas la réalité. Ca, c’est le premier point.

Le deuxième point, c’est ce que la musique latine a toujours apporté dans les périodes de tension. Elle a cette chose qui nous permet, tout en étant conscient de ce qui se passe (l’idée n’est pas de mourir idiot, hein !), d’exulter la vie et qui dit : C’est notre monde et ça peut se danser. Cette vision du monde nous vient du peuple africain. Car la salsa, finalement, ne vient pas de Porto Rico ou de Cuba. Ses éléments fondamentaux sont l’Afrique avant tout. C’est comme le jazz : Le jazz c’est noir, c’est l’Afrique.

Au fond, elle n’a jamais quitté votre œuvre. Votre premier album s’intitulait « Herencia africana » (« Héritage africain »). L’introduction et la conclusion de « Ámame » évoquent l’Afrique avec la marimba qui ouvre le titre éponyme et Aqui Llegamos, qui est un hymne aux populations amenées de force en Amérique.

C’est drôle. Je ne m’en étais pas du tout rendu compte, mais c’est tout à fait ça ! Ce rythme qui monte avec la marimba et qui peut faire penser au son cubano s’appelle aguabajo, qui veut dire « l’eau qui coule ».

Du disque engagé à l’album d’amour

Aqui Llegamos est une chanson engagée. Je crois savoir que vous aviez au départ l’idée d’un album engagé. Et finalement pas du tout, puisque « Ámame » est un album d’amour…

Vous connaissez la chanson Manhã de carnaval ? (Il se met à fredonner le thème.) Elle est tirée du film Black Orpheus. C’est l’histoire d’une chanson d’amour écrite le lendemain du Carnaval de Rio, après une gueule de bois, quand on réalise qu’on est seul et que la mélancolie est forte. C’est exactement ce qui m’est arrivé. J’étais à la Feria de Cali, j’avais joué la veille, j’avais fait la fête. Je me suis réveillé à 5 heures du matin et je me suis mis à écrire sur cet amour idéal qu’on ne rencontrera jamais. On se pose mille questions, on se demande si la vie ne nous a pas oublié…

J’avais écrit des titres contestataires. J’ai décidé de ne pas les enregistrer pour partir dans cette nouvelle direction. Trois semaines après, j’étais à New-York pour enregistrer « Ámame ».

J’ai l’impression ce projet s’inscrit dans la continuité de vos premiers disques, enrichi de vos expériences. On est interpellé par les trois titres piano-voix. Ces morceaux ne sont-ils pas un héritage de « Historia de un amor », un album passé quasiment inaperçu ?

C’est parce qu’il n’est jamais sorti. « Historia de un amor » est un enregistrement que j’avais fait en studio avec Roberto Fonseca qui n’a jamais été publié et qu’on a fini par sortir en numérique. Mais vous voyez plein de choses que je n’avais pas vu !

« Ma mission est de faire comprendre cette musique aux Français »

Vous savez, il y a une chose importante à comprendre au sujet de cet album. Ma mission est de faire découvrir cette musique aux Français. L’éducation de l’oreille française est lyrique. Quand les musiciens de salsa enregistrent un disque, que ce soit Issac Delgado, Grupo Niche ou n’importe quel autre, la section de cuivre, par exemple, peut paraître pour des Européens, identique sur tout l’album. Mon impression, c’est que dans ce format l’oreille européenne se fatigue. D’autant plus qu’on joue des tempos similaires. (Il se met à fredonner en marquant différents rythmes de ses mains.)

J’ai ajouté ces versions piano-voix pour faire comprendre que la composition est européenne, et pas africaine ou amérindienne. (Il entonne Ámame puis enchaîne avec Morir de Amor.) Ce sont des lignes mélodiques européennes mais quand on entend les cuivres ou les tambours, on se dit : « C’est la musique de la Caraïbe. » J’ai voulu proposer ces titres acoustiques aux Français afin qu’ils puissent entendre ce que les Latino-Américains entendent. En Amérique Latine, on ne s’arrête pas à la puissance des cuivres ou de la percussion. On rentre dans les textes et la mélodie. C’est une chanson, sauf qu’elle a la forme d’une salsa. Alors que pour vous ça n’est pas une chanson, c’est une salsa.

J’ai toujours eu cette préoccupation. Pourquoi j’ai enregistré Ne me quitte pas en boléro/salsa ? C’était l’acte volontaire d’un musicien amoureux de la France. Je pourrais enregistrer avec Alexander Abreu ou Papo Luca, choisir n’importe quel arrangeur, mais mon travail, ça n’est pas ça.

« La salsa doit se faire aimer comme elle est, au naturel »

Peut-être que dans 20 ans les Français comprendront ce que j’ai toujours voulu faire. J’ai chanté Une belle histoire, Le jazz et la java, Les vieux amants… J’ai chanté tous ces titres en français, mais ça n’est pas pour ça que les gens vont plus aimer la salsa. La salsa doit se faire aimer comme elle est, en espagnol, au naturel. Comme on aime un titre de Chet Baker en anglais. Je ne suis pas Anglo-saxon et j’adore My Funny Valentine ! Je crois qu’on peut faire découvrir la salsa, parce que dans la géopolitique actuelle, dans ce monde complexe où on vit, les Français doivent comprendre les apports de la diversité.

Yuri Buenaventura : « Amame » (2024, Vivienne Music)

On est frappé par la qualité des arrangements et des compositions. La deuxième partie de l’album renoue avec une certaine tradition de la salsa new-yorkaise et un son qui évoque le Spanish Harlem Orchestra…

Merci beaucoup. C’était l’idée. J’ai voulu cet exercice parce que je n’avais jamais enregistré à New York.

La dernière composition, Aqui Llegamos, est remarquable : C’est clairement du Yuri Buenaventura, qui sonne Spanish Harlem, avec des chœurs timba [la salsa moderne qui se joue à Cuba] ! Et je crois savoir pourquoi….

Oui, c’est l’influence d’Issac Delgado Jr, qui a écrit les arrangements. Je suis très copain avec son papa. Issac Junior est très talentueux. Il venait d’enregistrer avec Eric Clapton et Pedrito Martínez. J’ai fait venir Issac Junior, qui a vécu à New-York, pour écrire quelques arrangements et m’aider à produire. Et j’ai pris Jhair Salas, le percussionniste de Pedrito. [Les plus observateurs auront remarqué la présence dans les crédits d’Héctor Papote Jiménez de Los Acheros.]

Je cherchais un nouveau son, new-yorkais, qui soit quelque part entre l’héritage de la percussion avec Jhair, la modernité de La Havane avec Issac… et mes apports de musicien colombien. Je suis vraiment content du résultat.

Pour pouvoir enregistrer à New York et ensuite pouvoir tourner en France, j’ai dû réduire la taille de l’orchestre. Finalement, c’est un format à l’américaine. Et c’est avec ces musiciens avec qui j’ai enregistré que j’aurai le plaisir de jouer au mois d’avril à la Salle Pleyel.

CD : Yuri Buenaventura – « Ámame » (2024, Vivienne Music)

Yuri Buenaventura sera en concert le 8 avril 2025 à la Salle Pleyel, Paris.

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