Edem Adjamagbo égrène avec une précision désabusée les étapes de la levée de fonds qu’il a lancée il y a un an. L’entrepreneur togolais souhaite collecter 2 millions d’euros pour assurer la croissance de sa « fintech » (entreprise de technologie financière), Semoa, présente dans cinq pays d’Afrique francophone, où elle équipe les banques en services numériques. Après 122 prises de contact, dont 89 sont restées sans réponse, la société a essuyé 23 refus et un seul retour positif. « Il manque encore 1,6 million d’euros. Si on n’arrive pas à les trouver, on va croître moins vite et ne pas pouvoir ouvrir dans de nouveaux pays », indique M. Adjamagbo.
Semoa, créée en 2016, est pourtant rentable depuis quatre ans et compte déjà une quinzaine de banques clientes. « Il y a une vraie frilosité des investisseurs vis-à-vis de l’Afrique francophone. On a du mal à exister face aux “Big Four” », regrette le Togolais, en référence aux pays clés de la « tech » africaine : le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Egypte et le Kenya. Ces quatre marchés ont de nouveau attiré 67 % des investissements en capital-risque en 2024, selon le rapport annuel du fonds Partech Africa publié le 23 janvier.
Mais la pénurie de financements affecte l’ensemble des jeunes pousses du continent. L’an dernier, elles ont levé 3,2 milliards de dollars (3,07 milliards d’euros), soit 7 % de moins qu’en 2023, qui était déjà une annus horribilis avec une chute de 46 % des investissements. Même les start-up des locomotives anglophones doivent composer avec des budgets plus serrés.
Partech préfère souligner la « résilience » de l’écosystème : une franche dégringolade a été évitée malgré un contexte de ralentissement mondial du financement et de fortes turbulences pour les économies africaines (dépréciation des monnaies, taux d’intérêt élevés, persistance de l’inflation).
« Il y a eu beaucoup de casse »
Il n’empêche, la conjoncture est rude pour la scène « tech » du continent. « Par rapport à 2022, la moitié des investisseurs sur le VC [capital-risque] ont disparu. Les levées de fonds prennent bien plus de temps, le capital coûte plus cher, reconnaît Tidjane Dème, cogérant de Partech Africa. Il y a eu beaucoup de casse ces derniers mois. Des sociétés ont dû réduire drastiquement la voilure, restructurer leur dette. C’est dur, mais c’est aussi un bon exercice pédagogique après la bulle globale de 2021-2022. »
Ces deux années avaient été particulièrement fastes pour les start-up du continent. Les levées de fonds progressaient alors selon des multiples plus rapides que dans n’importe quelle autre région du monde. Une frénésie liée au potentiel d’un marché encore inexploré, mais plus encore à l’appétit d’investisseurs occidentaux prêts à s’aventurer hors de leurs zones traditionnelles pour trouver de meilleurs rendements. « A l’époque, un tour de table pouvait être bouclé en quatorze jours seulement », se souvient le Ghanéen Bernard Ghartey, directeur des investissements du fonds Norrsken22, dévolu à la « tech » africaine.
La remontée des taux d’intérêt mondiaux, dans le sillage de l’inflation, a sonné la fin de la récréation. Une bonne partie des fonds américains et européens se sont repliés sur leurs propres marchés. Faute de capitaux disponibles, certaines sociétés saluées comme des pionnières dans leur domaine ont dû mettre la clé sous la porte. Parmi elles, la kényane Gro Intelligence, spécialiste de l’analyse de données agricoles, contrainte de fermer fin mai 2024 après avoir échoué à sécuriser des fonds d’urgence. Même destin pour Copia, une autre entreprise kényane active dans l’e-commerce, pourtant longtemps très bien financée (120 millions de dollars levés entre 2013 et 2023).
« La trajectoire est quand même positive quand on regarde sur le plus long terme », se rassure Bernard Ghartey, rappelant que les montants récoltés demeurent malgré tout bien plus élevés aujourd’hui qu’il y a dix ans. « Et l’avenir est prometteur, tant il y a de problèmes en Afrique que la technologie peut aider à résoudre », poursuit l’investisseur, citant le commerce, la logistique ou la santé.
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Un secteur se révèle déjà incontournable sur un continent où la majorité de la population est exclue du système bancaire : celui de la finance numérique. Selon la lettre d’information Africa : The Big Deal, les « fintech » africaines auraient une fois de plus concentré à elles seules près de la moitié (47 %) des fonds levés en 2024. En fin d’année, deux d’entre elles ont même réussi la prouesse de boucler des transactions à neuf chiffres : la nigériane Moniepoint (110 millions de dollars en octobre) et la sud-africaine TymeBank (250 millions en décembre). De quoi les faire accéder au club très fermé des « licornes », ces entreprises non cotées valorisées plus de 1 milliard de dollars.
Parcours du combattant
« C’est une bonne chose pour la crédibilité de l’écosystème d’avoir de telles compagnies, en croissance et capables de lever de très gros tickets », estime Max Cuvellier Giacomelli, cofondateur d’Africa : The Big Deal. Mais selon l’analyste, tant que le capital-risque se focalisera sur une poignée de pays et de secteurs, « fintech » en tête, il sera difficile de « passer à l’échelle ». « La question, résume-t-il, est de savoir si c’est l’Afrique qui ne sait pas attirer les investissements ou les investisseurs qui ne savent pas voir les opportunités. » Le continent représente 18 % de la population du globe mais capte à peine 1 % des financements dévolus aux start-up à travers le monde.
« Les investisseurs ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas », juge Kidus Asfaw, fondateur de la start-up éthiopienne Kubik. Spécialisée dans le recyclage du plastique en matériau de construction, sa société a bouclé en avril 2024 un premier tour de table de 5,2 millions de dollars. Un parcours du combattant qui a duré deux ans et demi, relate cet ancien de Google et de l’Unicef. « De nombreux investisseurs étaient enthousiastes vis-à-vis de notre concept, mais ils auraient voulu qu’on soit basé ailleurs, à New York par exemple, explique-t-il. Une grosse part de mon travail a consisté à faire le marketing de notre marché. »