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Le bras de fer entre le Maroc et l’Algérie ne connaît pas de trêve. Alors que les deux frères ennemis du Maghreb font face au stress hydrique, un nouveau front s’est ouvert, celui de l’eau. En l’occurrence les eaux du Guir, un oued qui prend sa source à l’extrémité orientale du Haut Atlas marocain et se prolonge dans le Sud-Ouest algérien, avant de se perdre dans le désert. Face à la raréfaction de l’or bleu dans ces contrées arides, Alger, qui a rompu ses relations diplomatiques avec Rabat en 2021, accuse le Maroc d’aggraver la sécheresse dans le pays.

Lire le reportage | Sécheresse au Maroc : « Plus rien ne pousse ici »

Par deux fois l’Algérie a porté l’affaire sur la scène internationale. En marge du Forum mondial de l’eau de Bali, en mai 2024, le ministre algérien de l’hydraulique, Taha Derbal, a fait état d’un « assèchement délibéré et systématique » de certaines zones à la frontière ouest du fait des « pratiques de pays voisins ». En octobre, lors d’une réunion en Slovénie relative à la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux, il accusait le Maroc d’« obstruer » et « détruire les eaux de surface transfrontalières ». Le 25 février, il dénonçait encore, à la radio nationale, les « attitudes hostiles » du Maroc.

Au cœur des griefs, le barrage de Kaddoussa, construit sur l’oued Guir dans sa partie marocaine. Mis en service en 2021, l’ouvrage d’une capacité de 220 millions de mètres cubes serait à l’origine de la « forte réduction » des eaux du Guir, d’après Taha Derbal, et de « l’assèchement prolongé » du barrage algérien de Djorf El Torba, l’un des plus grands du pays (365 millions de mètres cubes), édifié à la fin des années 1960 près de la ville de Béchar.

« Désastre écologique »

A partir de 2022, la presse algérienne se fait l’écho d’un « désastre écologique ». Sur les berges du lac de Djorf El Torba, des centaines de poissons morts flottent à la surface. Plusieurs espèces sont menacées et les oiseaux migrateurs ont déserté, alertent des associations de protection de la nature. L’année suivante, les habitants de Béchar se voient privés d’eau potable. Dans certains quartiers, les robinets ne coulent qu’une fois tous les dix jours, rapportait en août 2023 le quotidien El Watan. Sur les réseaux sociaux, le thème de la « guerre de l’eau » alimente la propagande hostile des deux côtés de la frontière.

Au Maroc, les médias proches du pouvoir répliquent. « Accusation rocambolesque », « obsession algérienne pour son voisin de l’Ouest », fustige le site Hespress. « Le régime d’Alger s’en prend au Maroc pour camoufler sa gestion désastreuse de l’eau », tance Le 360, tandis que Barlamane l’accuse de « tout politiser, depuis les maillots de sport jusqu’aux bulletins météo ». Les autorités marocaines n’ont pas réagi et maintiennent le cap : une vingtaine de barrages sont en construction dans le royaume, qui en dispose déjà de 154.

Le Maroc ferme-t-il le robinet à l’Algérie ? « Logiquement, si on capte de l’eau en amont, cela réduit le volume en aval », avance, sous le couvert de l’anonymat, un scientifique français connaisseur de la région : « Avant la construction du barrage de Kaddoussa, les oasis marocaines parvenaient à dériver 8 millions de mètres cubes d’eau par an via leurs systèmes d’irrigation traditionnels, sur les 60 millions de mètres cubes s’écoulant en moyenne dans l’oued Guir. Avec le barrage, ce sont 30 millions de mètres cubes par an qui doivent en principe être prélevés pour l’irrigation des terres agricoles. » Trente millions de mètres cubes en moins pour l’Algérie.

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Un manque à gagner à relativiser toutefois, selon le chercheur, par le fait qu’un affluent « au volume presque trois plus important » vient se jeter dans l’oued Guir en aval du barrage de Kadoussa, à quelques kilomètres de la frontière algérienne. « Finalement, il y a bien une réduction des apports subie par l’Algérie, de l’ordre d’un huitième, conclut-il. Ce qui ne me paraît pas inacceptable au regard des principes internationaux de partage équitable des eaux transfrontalières. »

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Le barrage algérien de Djorf El Torba pâtit avant tout de la sécheresse qui touche les deux pays, souligne Djamel Belaïd, un agronome franco-algérien, et en particulier d’une « forte évaporation du fait des températures élevées, en plus d’une faible pluviométrie et du manque d’enneigement sur les sommets de l’Atlas ». « Il ne pleut quasiment plus, confirme l’hydrologue marocain Fouad Amraoui. Les oueds de ces zones arides ont un régime très irrégulier : ils ne s’animent que lors de rares épisodes de pluie, souvent à caractère torrentiel. Mais ces dernières années, ils sont restés secs, tout comme les nappes alluviales qui les jalonnent. »

Depuis 2021, le taux de remplissage du barrage de Kadoussa n’avait jamais dépassé 10 %… jusqu’aux pluies torrentielles de septembre 2024, où il a atteint 28 %. En Algérie, celui de Djorf El Torba s’est rempli en seulement quarante-huit heures.

Fer contre dattes

Si l’eau est devenue un sujet de discorde, c’est aussi parce que, des deux côtés de la frontière, l’enjeu dépasse le seul approvisionnement en eau potable des populations. Côté algérien, dans une région si asséchée que « les agriculteurs ne parviennent plus à cultiver le blé », selon Djamel Belaïd, un vaste projet industriel s’est implanté, « qui nécessitera d’importantes quantités d’eau ».

Un complexe sidérurgique est en construction près de Béchar, destiné à traiter le minerai de fer extrait du gisement de Gara Djebilet (Tindouf), dans le Sahara algérien. Une mine que le Maroc et l’Algérie avaient envisagé d’exploiter ensemble dans les années 1970, au moment où le roi Hassan II et le président Houari Boumediene scellaient le règlement de leur litige frontalier. Le minerai sera acheminé à Béchar par une nouvelle ligne ferroviaire longue de 950 km et construite avec le concours d’entreprises chinoises. Les travaux doivent s’achever début 2026.

Côté marocain, les besoins en eau vont également croissant. Le royaume entend développer la production intensive de dattes dans cette région du Sud-Est où la seule agriculture possible se concentrait jusqu’à présent dans les oasis près des oueds. Un aperçu sur Google Earth suffit à constater à quel point les vastes exploitations de palmiers dattiers – et leurs mégabassines – qui ont vu le jour ces dernières années dans la vallée de Boudnib, en aval du barrage de Kadoussa, ont transformé la physionomie de ce territoire désertique.

Lire le reportage (2022) | Article réservé à nos abonnés Au Maroc, l’oued victime des « voleurs d’eau » et de la sécheresse

Sur le papier, le barrage devait permettre d’irriguer 4 000 hectares de palmiers dattiers, en plus des 825 hectares d’oasis traditionnels. Mais c’était compter sans la ruée des investisseurs dans la vallée : près de 9 000 hectares ont été plantés à ce jour et la superficie pourrait encore grimper à 15 000 hectares. L’apport du barrage est bien insuffisant pour irriguer une telle surface. « On en vient à exploiter les nappes souterraines à un niveau qui n’est pas soutenable », déplore Ali Hatimy, un agronome marocain.

Ce projet s’inscrit dans la droite ligne du plan « Génération Green » (2020-2030), qui a suivi le plan « Maroc vert », décrié dans le pays. « Cette stratégie agricole au service de l’agrobusiness a conduit à développer des monocultures avant tout destinées à l’export, rentables, mais aberrantes pour le climat local et surexploitant les ressources hydriques jusqu’au dernier mètre cube disponible », résume Ali Hatimy. Le 10 février, le ministre marocain de l’eau, Nizar Baraka, alertait sur la baisse à des « niveaux records » des nappes souterraines (jusqu’à sept mètres par an dans la région de Boudnib).

Alors que le pays fait face à sa septième année de sécheresse consécutive, le roi Mohammed VI a appelé la population, le 26 février, à ne pas sacrifier le mouton lors de l’Aïd qui aura lieu début juin, évoquant notamment les « défis climatiques » qui ont eu pour conséquence « une régression substantielle du cheptel ». Dimanche, le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, ordonnait quant à lui l’importation d’un million de moutons afin de permettre le sacrifice rituel… comme pour prendre une nouvelle fois le contrepied du Maroc.

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