La vague de contestation qui a envahi les rues d’Istanbul depuis plusieurs jours n’a pas freiné les autorités turques. Un juge a ordonné, dimanche 23 mars, l’incarcération du maire d’opposition d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, en détention provisoire, pour « corruption », a annoncé l’un de ses avocats. La justice turque a en revanche rejeté un ordre de détention pour « terrorisme ». Ses conseils ont annoncé qu’ils feraient appel de cette décision.
M. Imamoglu a par ailleurs été « suspendu de ses fonctions », a annoncé le ministère de l’intérieur turc dans un communiqué. Le conseil municipal d’Istanbul élira un maire adjoint mercredi, a annoncé le gouvernorat.
Ekrem Imamoglu, qui avait dénoncé la veille des accusations « sans fondement », a été conduit en milieu d’après-midi à la prison de Marmara, connue sous le nom de prison de Silivri, en lisière d’Istanbul, a annoncé son parti. Plusieurs de ses coaccusés ont également été incarcérés, selon les médias turcs. « Le processus judiciaire en cours est loin d’être équitable. C’est une exécution sans procès », a accusé le maire dans une déclaration transmise par ses avocats.
L’incarcération du maire d’Istanbul et de nombreuses autres personnalités « constituent des atteintes graves à la démocratie », a déploré dimanche soir le ministère des affaires étrangères français, rappelant que la Turquie est membre du Conseil de l’Europe et Etat candidat à l’adhésion à l’Union européenne.
Le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), principale force d’opposition, auquel le maire d’Istanbul appartient, a dénoncé « un coup d’Etat politique ». « Je ne plierai jamais, tout ira bien », a promis l’élu dans un message publié sur le réseau social X par ses avocats, appelant ses partisans à ne « pas perdre espoir » et à « ne pas se décourager ». « Nous allons, main dans la main, faire échec à ce coup, à cette tache noire sur notre démocratie », ajoute-t-il.
Dimanche, comme tous les soirs depuis mercredi, des dizaines de milliers de manifestants ont envahi la place de la mairie d’Istanbul sous une forêt de drapeaux. Mais les visages sont apparus graves. « Vous serez vaincus ! », a lancé à la tribune l’épouse du maire, Dilek Imamoglu, en direction des autorités. « Ce que vous avez fait à Ekrem a touché un point sensible qui nous rappelle à tous vos injustices », a-t-elle poursuivi. D’importantes manifestations ont également lieu à Ankara et Izmir notamment.
Quinze millions d’électeurs ont voté à la primaire de l’opposition
Ekrem Imamoglu est devenu la bête noire du président turc, Recep Tayyip Erdogan, en ravissant en 2019 la capitale économique du pays aux islamo-conservateurs de l’AKP, le parti du chef de l’Etat, qui gardait la main sur Istanbul depuis vingt-cinq ans. L’élu d’opposition, triomphalement réélu l’an passé, devait assister dimanche à son investiture en tant que candidat de son parti pour la prochaine présidentielle, prévue pour 2028.

La primaire symbolique, que le CHP a maintenue dimanche, a viré au plébiscite avec quinze millions de votants en faveur de M. Imamoglu, dont 13,2 millions de personnes extérieures au CHP, selon le premier décompte communiqué par la municipalité. Le parti d’opposition avait appelé tous les Turcs, même non inscrits au CHP, à y prendre part.
Newsletter
« A la une »
Chaque matin, parcourez l’essentiel de l’actualité du jour avec les derniers titres du « Monde »
S’inscrire
« Ekrem Imamoglu est en route vers la prison mais il est aussi en route vers la présidence », a lancé Özgür Özel, le leader du CHP, à l’issue du scrutin. De son côté, M. Imamoglu a salué ce résultat : « Des dizaines de millions de personnes dans ce pays, qui souffrent de l’oppression du gouvernement, d’une économie ruinée, de l’incompétence et de l’anarchie, se sont précipitées aux urnes pour dire “Erdogan, ça suffit” », écrit-il dans une déclaration transmise par la mairie. « Les urnes viendront, la nation donnera à ce gouvernement une gifle inoubliable », promet-il.
Prolongation de l’interdiction de rassemblement
Chaque soir depuis mercredi, des dizaines de milliers de personnes se retrouvent à Istanbul à l’appel du CHP. De nouveaux incidents ont éclaté dimanche soir entre manifestants et policiers, avec usage de gaz lacrymogène. Le gouvernorat d’Istanbul a prolongé une interdiction de rassemblements jusqu’à mercredi soir et tenté de restreindre les accès à la métropole des personnes soupçonnées de vouloir les rejoindre.
Mais la vague de protestation déclenchée par l’arrestation de M. Imamoglu s’est répandue à travers la Turquie, atteignant une ampleur inédite depuis le grand mouvement de contestation de Gezi, en 2013, parti de la place Taksim d’Istanbul. De nombreux jeunes gens, trop jeunes lors de ces manifestations, y font référence avec leurs pancartes, se présentant comme les enfants des « maraudeurs », un terme désuet utilisé à l’époque par M. Erdogan pour qualifier les manifestants. Au moins 55 des 81 provinces turques ont été gagnées par le mouvement, soit plus des deux tiers du pays, selon un décompte effectué samedi par l’AFP.
Samedi, la foule était apparue encore plus nombreuse que les jours précédents, prenant d’assaut les rames de métro et les abords de l’hôtel de ville, congestionnés, en agitant des drapeaux et des pancartes exprimant sa colère : « Les dictateurs sont des lâches ! », « L’AKP [Parti de la justice et du développement, au pouvoir] ne nous fera pas taire. »
Paris et Berlin ainsi que les maires de plusieurs grandes villes européennes avaient également condamné dès mercredi l’arrestation de M. Imamoglu. En réponse à la contestation, le président Erdogan, qui a lui-même été maire d’Istanbul dans les années 1990, a juré samedi de ne pas céder à la « terreur de la rue ».
Outre des centaines d’arrestations dans neuf villes, le réseau social X a annoncé dimanche soir qu’Ankara avait aussi demandé la fermeture de plus de 700 comptes jugés hostiles, « organismes de presse, journalistes, personnalités politiques, étudiants et autres… » selon l’équipe de communication du réseau qui a dit s’opposer à cette décision.