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Histoires Web dimanche, mars 16
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FRANCE.TV – À LA DEMANDE – DOCUMENTAIRE

« La littérature, c’est la rature… » C’est avec cette phrase de Roland Barthes que démarre ce documentaire. Ses réalisateurs, Lucie Lahoute et Stéphane Miquel, ont pris au mot le célèbre sémiologue. Le duo nous emmène dans l’abbaye d’Ardenne, aux portes de Caen. Fondée au XIIe siècle, elle abrite depuis 2004 l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC). Une véritable crypte littéraire : quelque 18 kilomètres de rayonnages y conservent précieusement les fonds d’archives de centaines d’auteurs contemporains, soigneusement débarrassées et dépoussiérées de tout ce qui pourrait altérer le papier (agrafes, trombones, ruban adhésif…). Une gigantesque bibliothèque où la rature a acquis ses lettres de noblesse.

La mise en scène démarre en mode drôle − qui manquera un peu par la suite, l’esprit de sérieux reprenant le volant. Le générique est écrit sur un cahier d’écolier plein de… ratures. Avec un mot-clé : « leucosélophobie ». Le terme savant de l’angoisse de la page blanche. Celle qui étreint tous les écrivains (et les journalistes…) au moment de passer à l’acte. « C’est le mal dont je souffre », dit Lucie Lahoute, évoquant en rimes sa difficulté de mettre noir sur blanc le synopsis d’un film : « Rature, brisure, fermeture… Je bute sur les premières phrases. »

Le documentaire fait sa rentrée dans une école primaire, où l’on voit des enfants, stylo à la main, buter eux aussi sur leurs premières phrases. « Faire des ratures, ça aide à mieux apprendre », assure l’un ; « ça sert à trouver un meilleur mot, un synonyme », renchérit l’autre.

Le carnet de notes, un « garde-manger »

Nous voilà à la recherche du temps perdu… pour la bonne cause. Qui sait que Proust avait démarré son œuvre maîtresse par une phrase interminable, avant de la remplacer par l’incipit le plus célèbre de la littérature française : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » ? Nous rencontrons ces archéologues de la littérature, Pierre-Marc de Biasi, spécialiste de Flaubert et père fondateur de la « génétique du texte », ou Sophie Bogaert, qui déroule sous nos yeux les neuf versions, rédigées en vingt ans, d’un roman peu connu de Marguerite Duras, L’Homme assis dans le couloir (Editions de Minuit, 1980), qui disent « sa quête obsessionnelle du style ».

Alors, les ratures font-elles partie du grand œuvre ? « Créer, d’abord et avant tout, c’est rater », tranche Lucie Lahoute. Au musée de la Maison de Balzac, à Paris, on n’hésite pas à exposer les manuscrits abondamment raturés, qui racontent le long cheminement de l’écrivain de La Comédie humaine. Lui-même désignait ses carnets de notes comme son « garde-manger ».

Arno Bertina est plus dubitatif. En résidence de création à l’IMEC en 2024, l’auteur de Ma solitude s’appelle Brando (Verticales, 2008) passe cinq ans en moyenne sur le terrain pour chacun de ses livres. « Le premier jet ne m’intéresse pas du tout, affirme-t-il. J’y retrouve ma façon de voir, mes tics d’écriture, et c’est justement pour me débarrasser de tout ça que j’écris. » Son voyage d’écrivain est plein d’« itinéraires bis », de « chemins de campagne qui quittent la nationale ».

« Repentirs » et « tâtonnements »

Pascale Butel-Skrzyszowski est sur une autre ligne. En 2013, la directrice des collections de l’IMEC s’est attaquée à l’inventaire des dizaines de cartons déposés là par Edgar Morin. Elle a vécu un « hapax » − un événement sans précédent, qui ne se produit qu’une seule fois.

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Elle sortit de la crypte son tout premier roman, écrit en 1946, à 25 ans, et jamais publié, « qu’il pensait perdu à jamais ». Des feuilles manuscrites, en vrac, avec ce titre en lettres majuscules : L’année a perdu son printemps − ce sera celui du livre finalement publié en 2024 chez Denoël. « Ça n’était pas un récit continu, balisé, c’était très en mouvement », décrit la chercheuse. Les brouillons raturés racontent les hésitations, les recherches, les va-et-vient du jeune homme d’alors, « ses repentirs d’écriture », ses « tâtonnements », comme les fondations de l’œuvre monumentale du penseur aujourd’hui centenaire.

Un hapax qui illustre les propos d’Arno Bertina sur ses propres tâtonnements d’écrivain : « On explore, peut-être que c’est une impasse, peut-être que ça débouche sur un paysage magnifique. » Sous les pavés de ratures, la plage de la littérature…

Eloge de la rature, documentaire de Stéphane Miquel et Lucie Lahoute (Fr., 2025, 52 min). Sur France 3 Normandie le jeudi 27 mars à 22 h 45. Sur France.tv jusqu’au 15 avril.

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