« Qui se soucie encore du sort qui nous est réservé ? Chez nous, plus personne n’ose en parler par crainte du régime. Nos villages se vident et les civils continuent d’être massacrés en silence », clame Abdrahmane (un nom d’emprunt), réfugié en Côte d’Ivoire comme 70 000 des quelque 243 000 Burkinabés à avoir fui leur pays, selon l’ONU. Les uns cherchent à échapper aux djihadistes, qui ont lancé leurs premières attaques en 2015, les autres aux représailles de l’armée et des Volontaires pour la défense de la patrie (VDP), une milice formée par le capitaine Ibrahim Traoré, le chef de la junte, pour servir de supplétifs aux militaires.
Fils d’une famille de notables de Loropéni, dans le sud-ouest du Burkina Faso, Abdrahmane, 26 ans, a vu sa vie basculer le 14 décembre 2022. « C’était un mercredi. Ce jour-là, j’ai trouvé les corps de mon père, de mon oncle et de mon cousin au bord de la route. Les VDP les avaient abattus quelques heures plus tôt. Mon frère, lui, a été tué en tentant de fuir », raconte l’étudiant, aujourd’hui installé à Bouna, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, et contraint de mettre en réserve ses projets professionnels.
Il relate également, en baissant le ton, comment les meurtriers de ses parents ont disposé des armes autour des cadavres, pour, dit-il, « les faire passer pour des terroristes ». « En réalité, ils voulaient seulement les éliminer pour voler leur bétail, affirme-t-il. Mon père était pourtant conseiller du village. »
Masque chirurgical
Le banditisme armé et le pillage des ennemis désignés ont supplanté la défense de leur territoire chez nombre de ces miliciens, relatent diverses sources sécuritaires et humanitaires. Les deux camps, islamistes armés et défenseurs officiels et officieux de la nation, ont causé la mort de près de 28 000 personnes depuis 2016, selon l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled).
Abdrahmane a dû enterrer ses proches à la va-vite, aidé de ses voisins, avant de fuir pour la Côte d’Ivoire. Sur la route, « des VDP ont arrêté le car, ils ont vérifié qu’il n’y avait pas de Peuls à l’intérieur et ils nous ont laissés partir », raconte le jeune homme. Lui-même membre de cette communauté ciblée par les djihadistes pour leurs recrutements et par leurs ennemis pour les représailles, Abdrahmane avait pris soin de porter, le temps du trajet, un masque chirurgical. « Pour cacher mon faciès et mon teint clair », dit-il. A côté de lui, « d’autres hommes peuls portaient un voile de femme et un pagne pour cacher leur morphologie dans l’espoir de réussir à s’échapper, ça nous a sauvés ».
Les deux fils d’Adama Cissé n’ont pas eu cette chance. Fin novembre 2023, ce maître coranique de 60 ans, père de treize enfants, a fui à Bouna avec une partie de sa famille après l’assaut lancé par les soldats et les VDP sur leur village de Koumana (ouest), suspecté d’abriter des djihadistes. Deux de ses fils étaient restés sur place pour organiser le transport en camion de leurs 25 bœufs. Toute leur fortune, estimée à 5 millions de francs CFA (7 600 euros) – un bœuf se vendant entre 150 000 et 250 000 francs CFA, selon des sources locales.
« Sur la route, les VDP ont encerclé le véhicule. Ils ont fait descendre le bétail et les hommes en séparant les dix Peuls des autres. Ils ont ligoté et exécuté les Peuls, dont mes deux enfants, Hamadou et Saadou », raconte Adama Cissé d’une voix détachée, le regard plongé dans le vide.
« Des cadavres partout »
« Terroristes, soldats, VDP… Tout le monde veut nous tuer », fulmine une rescapée burkinabée de 38 ans que nous appellerons Joséphine. Le parcours de cette femme au foyer, réfugiée à Bouna comme Abdrahmane, illustre l’étau qui enserre les populations civiles au Burkina Faso.
Fin 2022, les jeunes de son village de Ouakara (ouest) ont répondu en nombre à l’appel du capitaine Traoré pour rejoindre les VDP, las de voir les djihadistes venir se ravitailler dans leur localité. « Quand ils sont revenus de leur formation avec l’armée, ces jeunes avec qui nous vivons depuis toujours ont commencé à tuer nos voisins peuls », raconte-t-elle. Son mari, lui-même issu de cette communauté, s’est enfui avec leurs trois enfants en mai 2023. « Moi, un VDP m’a mis un fusil sur la poitrine en me demandant pourquoi mon terroriste de mari avait fui. Voir un de mes voisins, que je connais depuis l’enfance, me braquer comme ça… » Joséphine perd ses mots.
Une semaine plus tard, alors qu’elle terminait de faire ses bagages pour fuir à son tour, le village fut assiégé, cette fois-ci, par les djihadistes venus combattre les VDP. Pendant trois jours, elle est restée enfermée, terrorisée par « les balles qui descendaient du ciel jour et nuit ». Puis les djihadistes forcèrent les habitants à sortir de chez eux. Les femmes et les enfants furent épargnés. « Mais ils ont tué tous les hommes qu’ils ont pu. J’ai couru au hasard vers la brousse. Il y avait des cadavres partout. J’étais traumatisée, perdue », raconte Joséphine. Le 28 mai 2023, au moins 32 civils ont été tués à Ouakara, selon Acled.
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Depuis, Joséphine n’a plus de nouvelles de son village. « Plus personne ne décroche au téléphone. Sont-ils morts ou vivants ? », s’interroge la rescapée. La dizaine de réfugiés burkinabés rencontrés par Le Monde dans le nord de la Côte d’Ivoire vivent avec la même question angoissante.