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Danané sent le cacao, l’essence et l’argent rapide. Dans cette ville plantée à une trentaine de kilomètres de la frontière du Liberia, les poids lourds chargés de sacs de jute circulent sans interruption. Depuis que la boucle cacaoyère de Côte d’Ivoire s’est déplacée vers l’ouest, le district des Montagnes, traditionnellement caféicole, est devenu l’une des principales zones de production du cacao.

Mais les retombées économiques pour la région restent difficiles à évaluer, puisqu’une partie conséquente de la production est exportée vers les pays voisins, le Liberia et la Guinée, où elle est vendue près de deux fois plus cher. Selon les évaluations de l’agence Reuters, 50 000 tonnes de cacao ont été sorties illégalement du territoire ivoirien entre octobre et décembre 2024.

Car à la différence de ses voisins, où le système est libéralisé, la Côte d’Ivoire a adopté depuis son indépendance, en 1960, une politique protectionniste pour son cacao qui représente, avec 2,2 millions de tonnes annuelles, 44 % de la production mondiale. Tout d’abord, ce dernier ne peut légalement être exporté que par voie maritime, via les ports d’Abidjan et de San Pedro. Ensuite, il est vendu par anticipation, avec un prix d’achat fixé par l’Etat au début de chaque campagne. En septembre 2024, le gouvernement a ainsi annoncé un prix bord champ (le prix payé aux producteurs) d’un montant record : 1 800 francs CFA (2,7 euros) le kilo, soit 20 % de plus qu’à la campagne précédente.

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Ce système permet aux planteurs d’être à l’abri des fluctuations du marché, mais génère aussi des frustrations lorsque les cours mondiaux tutoient les sommets, comme en décembre 2024 où le prix du cacao a atteint un niveau inédit de 12 900 dollars (12 600 euros) la tonne à New York. « Aujourd’hui, le kilo de fèves de cacao est vendu jusqu’à 4 500 francs [CFA] en Guinée et 5 000 au Liberia, explique un planteur. Le vrai problème, c’est ça. »

« Les trafiquants se font une marge de 1 000 francs CFA par kilo »

Cet agriculteur possède une plantation de 50 hectares et une petite ferme proche de Man, la capitale du district des Montagnes. C’est là qu’il accepte de nous rencontrer, à condition de témoigner sous le couvert de l’anonymat. « C’est un sujet dangereux, beaucoup d’argent circule, justifie-t-il. Les trafiquants proposent d’ajouter 200 francs [CFA] au prix bord champ, et paient 2 000 francs [CFA] par kilo aux planteurs. Ensuite, ils paient 1 500 francs [CFA] environ pour le transport par la route, les intermédiaires et les pots-de-vin. Ils se font donc une marge de 1 000 francs [CFA] par kilo. Une remorque de 40 tonnes leur rapporte 40 millions de francs [CFA, environ 61 000 euros]. »

Les pratiques varient pour chaque localité : les planteurs les plus près de la frontière guinéenne bénéficient de prix plus élevés, les intermédiaires et le transport étant réduits, tandis qu’à certains points du fleuve Cavally, qui marque la frontière avec le Liberia, le cacao est acheminé par pirogue.

Episode 5 Danané, ville du « far west » de la Côte d’Ivoire où le commerce ne s’arrête jamais

« On sait bien que le prix bord champ doit être fixe, mais si un acheteur vous propose plus qu’un autre, lequel choisissez-vous ?, feint d’interroger notre planteur. De toute façon, ils ne nous disent pas si notre cacao restera en Côte d’Ivoire ou partira en Guinée. Les planteurs sont relativement innocents là-dedans, les magouilles se font plus haut. » Beaucoup de ces manigances sont le fait de coopératives agréées, indique-t-il, qui détournent une partie du stock promis aux acheteurs, prétextant une mauvaise récolte, ou écoulent tout simplement leur surplus.

Réseau de fonctionnaires corrompus

« Dans le cacao, reprend-il, personne n’est honnête. Ceux qui voudraient rester dans le droit chemin ont même peur de se confier aux autorités, parce qu’on ne sait pas qui est impliqué. » Non sans raison. Le 14 janvier, l’état-major des armées a annoncé le démantèlement d’un réseau de fonctionnaires corrompus à Sipilou, considérée comme la capitale régionale du trafic. Le préfet du département, son commissaire de police, le chef du détachement des forces armées de Côte d’Ivoire, le commandant de gendarmerie et le chef des douanes ont tous été relevés de leurs fonctions.

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Une nouvelle dont le préfet de la région du Tonkpi, Fatogoma Soro, dit avoir été « désagréablement surpris ». « Sipilou était pratiquement devenue une porte ouverte à tous les trafiquants, mais ce n’est qu’après les sanctions que les langues ont commencé à se délier », regrette-t-il, derrière son bureau de la préfecture de Man. Depuis octobre, l’armée ivoirienne a lancé l’opération « Verrou 322 » pour lutter contre la fuite des produits agricoles de rente. Plusieurs saisies de camions de contrebande ont eu lieu en janvier, mais elles restent marginales face au volume du trafic.

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Car si ce phénomène est « récurrent » en Côte d’Ivoire, reconnaît le préfet, il est inédit cette année par son ampleur et par le « laxisme » dont bénéficient les trafiquants. « Désormais, ce trafic a lieu en plein jour, au vu et au su de tous, avec des camions chargés en pleine ville et envoyés passer la frontière illégalement. C’est inadmissible pour les fonctionnaires impliqués. En tant que représentants de l’Etat, nous sommes justement là pour lutter contre ce fléau, qui porte atteinte à l’économie nationale. »

« Il nous faut un sursaut de patriotisme »

Car la fuite du cacao représente un manque à gagner considérable pour les finances publiques, notamment en termes de recettes fiscales et douanières. « Chaque exportation frauduleuse est une perte de devises pour notre pays, a rappelé le ministre de la communication Amadou Coulibaly en conseil des ministres, le 15 janvier. Et ce sont ces devises qui permettent à l’Etat de faire des investissements sociaux. »

Un argument repris par les cacaoculteurs opposés au trafic, comme Siafa Maninga, vice-président de la Fédération des organisations des producteurs de café-cacao. « Toutes les guerres ne se mènent pas avec des fusils, rappelle-t-il. Le trafic de cacao en est une. Si les Ivoiriens privilégient leur porte-monnaie aux intérêts de leur pays, c’est un problème. Il nous faut un sursaut de patriotisme. » D’autant, indique Siafa Maninga, que les planteurs titulaires d’une carte du Conseil Café-Cacao, la structure chargée de la régulation de la filière par l’Etat ivoirien, bénéficient d’avantages sociaux importants, comme la gratuité de la couverture maladie pour eux et leur famille.

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Encore faut-il que ces services sociaux soient accessibles. La plupart des villages de planteurs et des plantations sont totalement enclavés, faute de route bitumée. « Pour livrer le cacao, c’est toute une galère !, souligne un planteur de Sipilou, qui souhaite lui aussi rester anonyme. Le trajet d’une centaine de kilomètres jusqu’à Man peut prendre jusqu’à 7 heures de route. Par contre, la frontière guinéenne est à 300 mètres, et il y a sept sorties possibles pour les motos qui empruntent les pistes. On sait que c’est mal, mais comment faire autrement ? On n’a accès à rien à Sipilou, ni hôpital, ni école, ni route. On est obligés d’accepter les miettes que nous laissent les trafiquants pour nous en sortir. »

Malgré le statut de premier producteur mondial de la Côte d’Ivoire, résume l’écrivain Gauz dans Cocoaïans. Naissance d’une nation chocolat (L’arche, 2022), « nous ne pouvons, je ne dis pas proposer, encore moins fixer, même pas montrer d’un doigt lointain un prix d’achat décent. Est-ce que ce monde est sérieux ? »

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