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Intouchable pour la gauche, dispensable pour la droite, l’aide médicale de l’Etat (AME) est furtivement revenue au cœur du débat à l’occasion du projet de loi de finances (PLF) pour 2025. A l’issue de la commission mixte paritaire sur le PLF, les députés et les sénateurs ont décidé, vendredi 31 janvier, de bloquer l’augmentation des crédits consacrés cette année à cette couverture médicale accordée aux étrangers en situation irrégulière, malgré la hausse attendue du nombre de ses bénéficiaires.

Cette décision ne mettra toutefois probablement pas un point final au long débat sur l’AME, critiquée depuis deux décennies par la droite et l’extrême droite. Le ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a récemment déclaré vouloir réformer en profondeur le dispositif, qu’il considère comme « un encouragement à la clandestinité », bien que plusieurs rapports aient battu cette idée en brèche.

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Les critiques visant l’AME sont-elles justifiées ?

  • Un coût de 1 milliard d’euros, qui représente moins de 0,5 % des dépenses de santé

Le poids de l’AME sur les finances publiques est souvent critiqué. « On ne peut pas demander des efforts aux Français et ne pas en demander aux étrangers, qui sont des clandestins », s’irritait encore le 19 janvier Bruno Retailleau. Pourtant, comme le reconnaissait deux jours plus tard son collègue le ministre chargé de la santé et de l’accès aux soins, Yannick Neuder, « les dépenses de l’AME ne représentent que 0,5 % des dépenses de santé ».

441 228 personnes ont bénéficié du dispositif en 2023, dont un quart de mineurs, pour un coût total de 1,09 milliard d’euros, selon les chiffres du ministère de la santé communiqués au Monde. L’AME ne représente donc en effet que 0,44 % des sommes dépensées cette année-là par l’Assurance-maladie (247,6 milliards d’euros). Si son nombre de bénéficiaires et ses coûts ont eu tendance à augmenter, cette proportion est restée stable ces dix dernières années. Un bénéficiaire de cette aide dépense en moyenne 2 479 euros de soins chaque année, soit substantiellement moins que la moyenne des dépenses médicales par personne en France (3 659 euros).

Dans un rapport de référence publié en 2023, l’ancien ministre de la santé (socialiste) Claude Evin et l’ancien préfet Patrick Stefanini (marqué à droite) ont estimé que l’AME était « un dispositif sanitaire utile, maîtrisé pour l’essentiel », « correctement cadré sur le plan réglementaire et largement opérationnel ». Ils appelaient toutefois à un renforcement des contrôles et un resserrement des critères d’éligibilité à cette aide.

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  • Pas de « soins de confort », mais une palette de soins plus restreinte que pour les autres assurés sociaux

De nombreuses intox circulent depuis des années au sujet des prestations médicales non urgentes, voire « de confort », que l’AME permettrait de prendre en charge. « Contrairement à ce qui est avancé dans les débats, [elle] ne couvre pas les opérations de chirurgie esthétique mais seulement la chirurgie réparatrice pour raison médicale », rappelle par exemple l’organisation non gouvernementale (ONG) Médecins du monde. Le ministre chargé de la santé, Yannick Neuder, l’a rappelé le 21 janvier à l’Assemblée : « Ici ou là, des actes plus accessoires ont pu être pris en charge, mais c’est anecdotique. »

En réalité, les prestations de base auxquelles la couverture permet seulement d’accéder (sans avance de frais et dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale) sont bien définies. Ce « panier de soins » inclut principalement :

  • les soins médicaux et dentaires ;
  • les médicaments remboursés à 100 %, 65 % et 30 % ;
  • les frais d’analyses, d’hospitalisation et d’intervention chirurgicale ;
  • les principaux vaccins, certains dépistages ;
  • les frais liés à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse.

Certains soins et traitements non urgents sont couverts par l’AME, mais avec un délai de carence : cela signifie qu’ils ne peuvent être pris en charge que neuf mois après l’inscription du bénéficiaire au dispositif. Ce délai, introduit à l’occasion d’un durcissement du dispositif entré en vigueur début 2021, concerne par exemple le cas des opérations de la cataracte, des interventions pour oreilles décollées (après traumatisme ou malformations congénitales) ou des prothèses de genou ou d’épaule.

Enfin, plusieurs prestations couvertes pour les affiliés à la Sécurité sociale ne sont tout bonnement pas prises en charge par l’AME, comme les examens de prévention bucco-dentaire gratuits pour les enfants, les cures thermales ou la procréation médicalement assistée.

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  • L’idée fausse d’un « appel d’air migratoire », qui masque un fort taux de non-recours

L’idée selon laquelle l’AME provoquerait une migration pour soins avait été démontée par une enquête de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé, réalisée en 2019 sur un échantillon de 1 223 personnes étrangères en situation irrégulière. Cette étude, souvent citée en référence, montrait que seulement 51 % des personnes qui y sont éligibles bénéficiaient de cette aide, suggérant que « la plupart des migrants ont peu connaissance de l’AME et n’ont pas tous la capacité à se saisir d’un dispositif complexe ». Les personnes ayant des besoins de soins réguliers, comme les personnes souffrant de maladies chroniques, apparaissaient fréquemment comme non couvertes. Le taux de non-recours pourrait être encore plus élevé selon Médecins du monde, qui assure que 86,5 % des patients éligibles reçus dans les centres de l’ONG en 2022 ne bénéficiaient pas de l’AME.

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Plus récemment, le rapport Evin-Stefanini a conclu que cette aide « n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration », bien qu’elle « contribue au maintien en situation de clandestinité d’étrangers dont elle est parfois le seul droit ».

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Quelles sont les pistes de réforme ?

Plusieurs idées circulent pour réformer l’AME, afin d’en réduire le coût, l’attractivité supposée ou la perméabilité aux abus.

  • Geler les crédits de l’AME

Pour tenir compte de l’inflation et de la hausse prévue du nombre de bénéficiaires, les crédits alloués par l’Etat à l’AME auraient dû en principe augmenter de 9 % en 2025 (soit 111 millions d’euros supplémentaires). Lors de la commission mixte paritaire (CMP) du vendredi 31 janvier sur le budget 2025, les députés et les sénateurs se sont toutefois accordés pour geler les crédits à leur niveau de 2024.

Comment obtenir concrètement cette baisse de dépenses ? Les sénateurs avaient proposé de durcir l’accès à certains soins considérés comme « non urgents », en soumettant leur prise en charge à l’avis de la Sécurité sociale au cas par cas. Mais les parlementaires de la CMP ont finalement écarté cette option, notamment en raison de la ligne rouge fixée par les socialistes sur ce sujet.

Dès lors, rien ne garantit que les dépenses de l’AME baisseront réellement cette année, comme le reconnaît auprès du Monde le député (Renaissance) David Amiel, co-rapporteur de la CMP, à l’origine de ce compromis. Il rappelle que les crédits accordés sont toujours des prévisions, sans plafond défini. « Le budget ne doit pas être l’occasion d’une réforme », estime l’élu parisien, renvoyant le débat à un autre cadre.

Les conclusions de la CMP seront examinées à l’Assemblée nationale lundi 3 février, avec l’usage très probable de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution par le premier ministre François Bayrou pour faire adopter le texte sans vote.

Cette idée issue du rapport Evin-Stefanini consisterait à tenir compte des revenus du conjoint dans les conditions de ressources donnant droit à l’AME. Cette option avait été défendue en avril 2024 par Frédéric Valletoux, ministre chargé de la santé dans le gouvernement Attal.

Pour le moment, le gouvernement de François Bayrou n’a pas donné d’indication sur ses intentions à ce sujet. « Si cette mesure se concrétise, l’accès aux soins et à la prévention dépendra entièrement du bon vouloir du conjoint, a toutefois alerté préventivement le député Hendrik Davi (membre du groupe écologiste) à l’Assemblée le 21 janvier. Vous mettrez ainsi en danger les 192 000 femmes bénéficiant de l’AME, que leur précarité rend particulièrement vulnérables aux violences conjugales. »

L’idée d’un renforcement des contrôles, par la présence physique obligatoire du bénéficiaire pour chaque demande et renouvellement, est également souvent évoquée pour éviter les abus. Médecins du monde anticipe toutefois que cela « complexifierait des procédures déjà compliquées, et conduirait à des retards voire à des renoncements à ce droit, tout en alourdissant le travail des caisses d’assurance maladie ». Pour Christian Reboul, référent migration au sein de l’ONG, la priorité est de lutter contre le non-recours à cette aide plutôt que de la restreindre.

  • Limiter l’aide aux soins d’urgence

Les adversaires les plus déterminés de l’AME souhaitent la réduire à sa portion congrue, en la transformant en « aide médicale d’urgence » (AMU), qui ne couvrirait qu’un étroit panier de soins urgents. C’est ce qu’avait défendu la droite sénatoriale (emmenée alors par Bruno Retailleau) lors des débats sur la loi immigration fin 2023, et ce que réclame le Rassemblement national.

L’idée de l’AMU avait fait l’unanimité contre elle au sein du corps médical, qui considère le dispositif actuel comme essentiel pour la protection de la santé individuelle et publique. Le rapport Evin-Stefanini avait été clair sur le sujet : réduire la prise en charge présente un risque important de renoncement aux soins, avec « pour triple impact une dégradation de l’état de la santé des personnes concernées, des conséquences possibles sur la santé publique et une pression accentuée sur les établissements de santé ». Le principe d’une aide médicale d’urgence conduirait selon eux à attendre que des pathologies se dégradent pour ne les soigner que lorsqu’elles deviennent dangereuses pour le patient… avec le risque d’augmenter finalement le coût des soins. Les rapporteurs doutaient donc qu’un tel projet puisse se traduire in fine par des économies pour l’Etat.

Une aide dans le viseur de la droite depuis des années

La suppression de l’AME est une demande récurrente de la droite et de l’extrême droite, qui voient dans le dispositif un « un appel d’air migratoire ». En 2010, des amendements de parlementaires UMP prévoyaient déjà de durcir les conditions pour y accéder ; en 2014, Eric Ciotti voulait la réserver « uniquement aux cas d’urgence ».

En 2023, dans le cadre du projet de loi « immigration », le Sénat avait voté le remplacement de l’AME par une « aide médicale d’urgence » beaucoup moins favorable – avec un panier de soins largement restreint et l’introduction d’un droit d’entrée annuel à payer pour s’affilier. Mais cette réforme, adoptée sous l’impulsion des sénateurs Les Républicains dirigés à l’époque par Bruno Retailleau, avait finalement été écartée du projet de loi par le gouvernement avant le vote du Parlement. La première ministre Elisabeth Borne avait néanmoins promis à la droite d’engager rapidement « une réforme de l’AME », sans préciser à quoi elle pourrait ressembler.

L’idée a ressurgi avec l’arrivée de Bruno Retailleau place Beauveau, à l’automne : le nouveau ministre de l’intérieur a déclaré vouloir transformer l’AME en « aide médicale d’urgence » qui fonctionnerait « sur des critères d’urgence, et non plus sur un accès trop débridé ». Le 19 janvier, M. Retailleau a réaffirmé sur BFM-TV vouloir réformer l’AME sur la base des conclusions du rapport Stefanini-Evin, sans pour l’instant annoncer de projet précis. Reste donc à savoir s’il parviendra à convaincre le premier ministre, François Bayrou, qui n’a pas annoncé ses intentions sur le sujet à ce stade.

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