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Fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel), nucléaire, renouvelables ou décarbonées (éolien, photovoltaïque, hydraulique) : toutes ces énergies sont devenues indispensables pour alimenter les machines qui nous permettent de produire, de nous déplacer, de nous chauffer. Mais pour faire advenir cette civilisation industrielle, une autre source d’énergie a largement été mobilisée en France, et partout dans le monde : celle fournie par les chevaux, les bœufs, les ânes, et même les chiens.

Dans cet épisode spécial énergie de la « fabrique du savoir », un podcast du Monde réalisé en partenariat avec la Nuit de l’énergie 2024 organisée par l’Ecole normale supérieure, rencontre avec l’historien François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, spécialiste de l’histoire de l’industrialisation et auteur de La Ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité, aux éditions La Découverte.

Le XIXe siècle est souvent considéré comme le « siècle du charbon ». Dans les représentations, il est associé aux machines à vapeur, aux moteurs à explosion, aux débuts de l’électrification. Ce récit de l’innovation et du progrès est-il fidèle à la réalité ?

En partie seulement. L’histoire de l’énergie a souvent été écrite de façon linéaire : on raconte que la force animale (et celle de l’homme) aurait été rendue obsolète par l’industrialisation et les moteurs fossiles, puis le charbon aurait été rendu obsolète par l’arrivée du pétrole, etc. Mais dans l’urgence de décarboner, et donc de trouver une substitution aux énergies fossiles, on se rend compte que l’histoire de l’énergie n’est pas une affaire de substitution. C’est plutôt affaire d’addition, une histoire symbiotique où les différentes sources d’énergie s’entremêlent, s’accumulent. Dans mon livre, La Ronde des bêtes, j’ai voulu repositionner un type de moteur, source d’énergie finalement évidente et peu présente dans cette histoire : le moteur animal, dit « animé », au XIXe siècle. A cette époque, au fur et à mesure que l’industrialisation se développe, on ne remplace pas le transport hippomobile : il décuple. Le train facilite la mobilité sur de longues distances mais multiplie la nécessité de trajets courts, avec les pieds des marcheurs et les animaux de traction. Dans les usines, et dans de nombreux secteurs d’activité, les animaux sont d’abord de plus en plus nombreux. Le charbon a donc accompagné l’exploitation et la mise au travail des animaux.

Quels animaux sont concernés, et comment sont-ils employés ?

En premier lieu les chevaux (déjà domestiqués depuis plus de dix mille ans). Jusqu’au XVIIIe siècle, ils servaient surtout pour les guerres et pour transporter les élites. Puis, il y a soudain une démocratisation du cheval par sa mise au travail intensive, dans les fermes et dans le travail agricole, mais aussi sur les routes des villes et des campagnes, et dans les ateliers, dans les mines, pour réaliser différentes tâches : transporter des marchandises, soulever des charges, actionner des machines, broyer des matières. Ils sont utilisés pour réaliser toutes sortes d’actions qui augmentent la productivité du travail, tout en allégeant la charge des hommes.

Les chiens sont aussi très présents. A la campagne, ils gardent les troupeaux, ils sont utilisés pour tourner les roues des couteliers ou des cloutiers par exemple, tous ces artisans qui ont besoin d’un petit moteur. Ils remplacent les enfants et les domestiques. A l’époque, le textile est au cœur du système capitaliste naissant. Le théoricien Friedrich Engels mobilise l’attention sur les grandes manufactures de Manchester, avec leurs cheminées et leur fumée noirâtre produite par le charbon et les machines à vapeur, mais en fait, une grande partie des filatures textiles fonctionnent dans un premier temps avec des machines hydrauliques. Et quand il n’y a pas d’eau, on utilise la force des humains et des animaux, tous deux étant de plus en plus exploités.

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Comment ces « animaux prolétaires », tels que vous les appelez, sont-ils considérés par les hommes ? Sont-ils des compagnons, des collègues, des machines ?

Il ne faut pas idéaliser, mais les animaux sont respectés. Ils sont un capital qui coûte assez cher. Il n’y a donc aucun intérêt à les pousser trop à la tâche. Vers 1830, des médecins constatent que, dans les usines, les ouvriers travaillent dix à douze heures par jour – ce qu’ils dénoncent –, les chevaux pas plus de six heures. La Société protectrice des animaux est d’ailleurs créée en 1845. Très tôt, le travail du chien devient scandaleux, alors que celui du cheval ou du bœuf demeure légitime. Un débat s’installe sur la souffrance de l’animal au travail, et certains métiers sont stigmatisés pour les traitements qu’ils infligent, comme les cochers, qui fouettent les chevaux dans l’espace public, au vu de tous. Puis certains économistes, des hygiénistes, et des socialistes commencent à poser une question : de même qu’on commence à reconnaître des droits aux travailleurs humains, qu’en est-il des droits des travailleurs animaux ?

Pour quelles autres raisons va-t-on cesser de mettre les animaux au travail ?

On ne va pas cesser de les faire travailler, mais leur travail va évoluer. Les chevaux, par exemple, sont utilisés à la surface des mines à partir du XVIe siècle pour l’extraction du charbon : ils actionnent des systèmes qui remontent la marchandise. Au début du XIXe siècle, on installe les premières machines à vapeur, plus puissantes. C’est alors que les chevaux descendent dans la mine. Ils vont disparaître progressivement dans les secteurs les plus capitalistiques que sont le charbon et le textile, mais pour toute l’activité rurale, leur utilisation va durer jusqu’au début du XXe siècle en Europe. Puis l’animal va devenir une source d’énergie, alimentaire cette fois, pour les populations…

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A posteriori, peut-on considérer que l’énergie animale a été essentielle à ce qu’on appelle l’« industrialisation » ?

Dans de nombreux secteurs d’activité au cours du XIXsiècle, la mise au travail des animaux a été une phase dans le processus de concentration, d’accumulation capitalistique. Elle a permis d’intensifier l’énergie disponible pour réaliser et produire des marchandises et elle a donc créé la possibilité du passage à la phase suivante, c’est-à-dire l’utilisation des énergies fossiles.

Cette histoire peut-elle nous aider à penser et à dépasser la dépendance aux énergies fossiles dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui ?

Evidemment, on ne remplacera pas l’énergie fossile considérable que nous consommons aujourd’hui par de l’énergie animale. On entend souvent qu’« on va décarboner l’économie », mais c’est un discours abstrait. Mon travail d’historisation sur les animaux montre qu’il y a d’abord eu une phase d’optimisation des énergies non fossiles justement pour ne pas entrer dans un monde entièrement fossile. Mais on y est entrés quand même. Il faut donc changer nos modes de vie pour accompagner une descente énergétique dans laquelle il y aura besoin de systèmes hydrauliques, éoliens… mais aussi du travail animal. La question est : qu’est-ce que pourrait être un travail avec les animaux qui ne serait pas de la pure exploitation ?

« La fabrique du savoir » est un podcast écrit et animé par Joséfa Lopez et Marion Dupont, pour Le Monde. Réalisation : Diane Jean. Mixage : Eyeshot. Article : Caroline Andrieu. Identité graphique : Thomas Steffen. Partenariat : Sonia Jouneau, Cécile Juricic. Partenaire : Ecole normale supérieure.

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