Elbridge Gerry (1744-1814) est sans doute le premier gouverneur du Massachusetts qui a laissé son nom dans l’histoire américaine. Lors des élections de 1812, il est accusé d’avoir modifié les circonscriptions électorales de son Etat pour favoriser son camp politique. La Boston Gazette publie une caricature pour se moquer de ce charcutage électoral, sous le titre The Gerry-Mander, mot-valise créé à partir du nom du gouverneur et du mot « salamandre » (salamander, en anglais), en raison de la forme biscornue de la circonscription.
L’opinion est choquée, le gouverneur n’est pas réélu mais le terme gerrymandering est né. Il s’agit de redécouper les frontières électorales d’un Etat en cantonnant les électeurs du camp rival dans le moins de circonscriptions possible, afin de gagner toutes les autres, même avec la plus courte majorité.
Deux siècles plus tard, cette pratique – qui n’est pas réservée aux Américains – pèse encore dans la campagne pour les élections du 5 novembre : le redécoupage actuel des circonscriptions devrait favoriser les candidats républicains à la Chambre des représentants.
Un redécoupage tous les dix ans
La Constitution américaine impose un recensement de la population tous les dix ans, qui sert à déterminer le nombre d’élus par Etat à la Chambre des représentants, avec au minimum un élu pour chacun d’entre eux, même s’il est très peu peuplé. C’est ensuite au niveau de chaque Etat que le pouvoir législatif découpe les circonscriptions électorales, parfois avec l’approbation du gouverneur. Et il est tentant pour la majorité en place de maximiser ses chances de garder le pouvoir.
Tous les pays n’ont pas cette pratique : le Canada, par exemple, a créé en 1920 le Bureau du directeur général des élections, un organisme indépendant et non partisan garant à la fois de l’organisation des élections et du découpage des circonscriptions.
Aux Etats-Unis, à l’issue du dernier recensement, en 2020, quatorze sièges à la Chambre des représentants ont été répartis : la Californie ou l’Etat de New York en ont perdu chacun un, le Texas en a gagné deux, la Floride un, etc.
L’exemple frappant de la Caroline du Nord
Certains Etats en ont profité pour redessiner leurs circonscriptions électorales, comme la Caroline du Nord, un Etat du Sud-Est où l’écart entre démocrates et républicains est rarement de plus d’un point de pourcentage ou deux. En 2022, la Cour suprême de l’Etat, à majorité démocrate, a estimé que le redécoupage avait été réalisé de manière trop partisane par les républicains au pouvoir et a proposé une carte alternative, considérée comme plus équitable par le Brennan Center for Justice, une organisation progressiste consacrée aux politiques publiques. Résultat : aux élections des midterms de 2022, sept démocrates et sept républicains ont été élus à la Chambre des représentants.
En novembre 2022, les deux juges républicains Richard Dietz et Trey Allen sont élus à la Cour suprême de Caroline du Nord, qui compte sept membres, dont cinq conservateurs proches du Parti républicain. La Cour revient sur des textes existants, comme la fin de la discrimination positive dans les universités, et décide d’annuler, en avril 2023, l’arrêt qui consistait à considérer comme anticonstitutionnel le fait de redessiner les frontières des circonscriptions législatives de manière partisane. Et si la Chambre des représentants fédérale a essayé de faire voter le Voting Rights Advancement Act, qui aurait interdit le redécoupage partisan dans tous les Etats, le Sénat fédéral n’a pas adopté le texte, faute de majorité démocrate.
Le Monde
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Sans attendre, les législateurs républicains au pouvoir en Caroline du Nord ont redécoupé à nouveau les circonscriptions électorales, la Cour suprême de l’Etat considérant que c’est un fait politique et qu’elle n’a pas à se prononcer sur le sujet.
Le redécoupage concentre tous les comtés démocrates dans trois circonscriptions, et dilue les autres avec des comtés ruraux acquis aux républicains. Cela a pour effet de concentrer le vote démocrate dans la 4e circonscription avec une marge de + 46 points de pourcentage, et de répartir les électeurs démocrates des 5e et 13e circonscriptions redécoupées dans des comtés qui restent républicains avec une dizaine de points d’avance. Dans cette configuration, même dans la plus favorable des situations, les démocrates ne pourraient remporter que 4 sièges, contre 10 pour les républicains.
Les démocrates savent aussi pratiquer des redécoupages qui servent leurs intérêts : en février, l’Etat de New York a approuvé une nouvelle carte des circonscriptions du Congrès, avec des ajustements mineurs mais qui peuvent avoir de fortes conséquences : le district de Syracuse devient plus difficile à conserver pour les républicains et des modifications à la marge ont été apportées aux districts pivots de Long Island et de la vallée de l’Hudson.
La majorité des Etats coutumiers du redécoupage se trouve au sud, comme le Texas, la Louisiane, la Floride ou la Géorgie. C’est même devenu un sujet d’études : l’université de Princeton travaille sur un tableau de bord du gerrymandering.