« Coucou les blueskyeux. Je vais venir gentiment foutre ma merde ici, pour y retrouver mes amis fact-checkeurs qui ont fui comme des grosses merde de X. A tout de suite. Bisous. » Le message est signé de AuBonTouiteFrançais, un compte d’extrême droite coutumier de la désinformation, qui s’est fait connaître sur le réseau social X. Depuis le 28 novembre, il a ouvert une page sur Bluesky, une plateforme lancée en 2023 qui connaît actuellement une progression fulgurante. Son objectif revendiqué : contrarier les échanges.
Il n’est pas le seul à avoir fait cette démarche. Environ vingt millions d’internautes ont créé un compte sur Bluesky depuis l’élection de Donald Trump, pour fuir X et espérer retrouver un espace de discussion moins pollué par les discours radicaux, qui prolifèrent depuis le rachat de la plateforme par Elon Musk, désormais membre de l’équipe du président élu républicain. Parmi eux, une majorité de scientifiques, journalistes, experts et militants, souvent proches de la gauche. Mais aussi certains comptes que ces derniers espéraient fuir.
Spécialistes des affabulations
Ces dernières semaines, de nombreux adeptes des affirmations manipulatrices ou orientées s’y sont installés, comme le patron du site controversé Francesoir.fr, Xavier Azalbert, en première ligne des discours rassuristes et antivax au plus fort de la crise du Covid-19. Ou la revue de presse du militant d’extrême droite Pierre Sautarel, « Fdesouche », recueil de faits divers au sous-texte xénophobe.
Certains nouveaux venus sont même spécialistes des affabulations, comme le double conspirationniste du publicitaire Aurélien Poirson-Atlan, Zoé Sagan, qui a nourri le mythe de la supposée transsexualité de Brigitte Macron ou d’un complot des fact-checkers, les journalistes spécialisés dans la vérification factuelle.
A ces acteurs de la désinformation s’ajoute une petite armée de « trolls » anonymes, sous les noms évocateurs de « Georges Profond », « Vlad le Libérateur » ou encore « La ComplAutiste », venus débattre, selon leurs propres mots, avec « les hommes soja » (insulte masculiniste visant les hommes de gauche) et « les journalopes et autres décadents pseudo-progressistes », ou dénoncer le « génocide vaccinal » des « putalabos ».
La plupart sont arrivés à la fin du mois de novembre. S’ils sont pour l’instant minoritaires et isolés, ils posent néanmoins une question : le réseau Bluesky, qui se veut une solution de remplacement saine et rationnelle à la dérive conspirationniste et haineuse de X, est-il armé pour faire face à l’arrivée de comptes mal intentionnés ?
Discours nuisibles
Dès les premiers jours, l’irruption de figures de la désinformation s’est heurtée à un mur. A l’image de l’accueil aussi confidentiel que glacial reçu par Xavier Azalbert, à coups de « Casse-toi », « go away », « go poubelle », les comptes régulièrement accusés de désinformation sont confrontés sur Bluesky à l’hostilité affichée des internautes. Et, pour une fois, ces derniers ont les moyens de se prémunir des discours nuisibles, là où l’algorithme de X, qui favorise les contenus attrape-clics et sensationnalistes, les met au contraire en avant.
Pensé comme un antidote à la dérive sensationnaliste de X, Bluesky intègre de nombreux outils configurables pour se protéger des contenus problématiques. Ainsi, un filtre de contenu modulable permet de masquer ou d’alerter sur les contenus violents, insultants, ou encore trompeurs. Autre exemple, un compte collaboratif propose d’alerter automatiquement au sujet des messages comportant des fichiers générés par une intelligence artificielle (IA), ou les profils y recourant souvent. La plateforme prévoit en outre un système de « community notes », des vérifications ajoutées par les utilisateurs sur les posts trompeurs. Ce dispositif, calqué sur l’une des rares initiatives constructives d’Elon Musk, a le double avantage d’être réactif et de reposer sur le travail bénévole de la communauté − idéal pour un réseau social embryonnaire, qui ne dégage à ce jour aucun bénéfice.
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Surtout, le concurrent de X propose un système novateur et prisé : la possibilité de lister des comptes à bloquer (comme des relais du Kremlin, des militants d’extrême droite ou des « trolls ») et de partager cette liste prête à l’emploi avec les autres utilisateurs. Un mode d’invisibilisation qui permet d’envisager, pour l’instant, Bluesky comme une forteresse – ou, pourra-t-on objecter, comme une bulle.
Contenus illégaux
Loin des débats grand public, Bluesky abrite aussi des contenus illégaux. Le site brésilien Nucléo a identifié 125 comptes lusophones partageant du matériel pédopornographique codé, pratique habituellement réservée à X et Discord. Marginale au regard des 24 millions de comptes du réseau social, la découverte a suscité le mépris satisfait des influenceurs conspirationnistes. Depuis, Elon Musk et ses suiveurs caricaturent Bluesky en repaire de pédophiles.
Mais la principale vulnérabilité du jeune réseau social est ailleurs. Son système d’autodéfense communautaire, qui fait reposer la lutte contre la désinformation sur la confiance dans les autres comptes, peut paradoxalement mener à une moindre vigilance. Trompés par un sentiment d’entre-soi, des lecteurs influents de Bluesky ont ainsi pu se faire berner par de la désinformation. A l’image du prestigieux journal Nature, qui a accidentellement illustré un article sur le succès du réseau social auprès des scientifiques avec une fausse image du télescope Hubble générée par IA.
Certains s’inquiètent par ailleurs des limites du système des listes partagées. Un compte, « CSAM Blocklist under Lists », proposait mi-novembre une liste de supposés utilisateurs partageant des contenus pédopornographiques. Celle-ci regroupait en réalité des internautes affichant leur sympathie pour la communauté LGBT. Une manière de détourner le système de modération de Bluesky pour y relayer des amalgames chers à l’extrême droite.