C’est un bien rare talent que de savoir mener le public par le bout du nez pendant une heure cinquante de représentation, puis de le rendre à la nuit dans un état où il n’est plus ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre. Lorsque l’alliance fonctionne entre un texte et sa mise en scène, ce public n’est plus le maître de ses pensées. Il devient le jouet d’une manipulation tramée, à bas bruit, par l’articulation des signes que sont le jeu des comédiens, la musique, les bruitages, les lumières et la scénographie.
La Vegetariana, un spectacle que propose l’Italienne Daria Deflorian à l’Odéon-Théâtre de l’Europe est un exemple accompli du pouvoir de métamorphose et de la capacité de persuasion du théâtre. Entré sans idée préconçue dans la salle des Ateliers Berthier, kidnappé par une représentation au charme vénéneux, le spectateur en ressort rallié à une cause dont il n’imaginait pas qu’elle allait le toucher d’aussi près. Cette cause est celle qu’incarne Yonghye, l’héroïne de La Végétarienne (2007, Le Serpent à plumes, 2015), roman de Han Kang, écrivaine sud-coréenne qui a été couronnée du prix Nobel de littérature en octobre.
Yonghye a décidé qu’elle ne mangerait plus de viande. Son mari la découvre en pleine nuit debout dans la cuisine en train de vider le réfrigérateur. La viande file dans la poubelle, elle sera bientôt rejointe par les œufs puis le lait. La végétarienne croque une laitue à pleines dents. L’époux se lamente. Pourquoi ?, lui demande-t-il. « J’ai fait un rêve », répond-elle. Quatre mots seulement, et la porte s’ouvre vers l’inconnu.
Orbite kafkaïenne
En trois parties retraçant trois années de la vie de Yonghye, le roman bascule dans une réalité perturbante. Première étape avec la parole du mari de l’héroïne, deuxième temps avec son beau-frère, troisième séquence avec sa sœur, trois personnages dont l’ancrage normatif est synonyme de brutalité. Celle, conjugale, d’un époux misogyne qui méprise sa femme ; celle, sexuelle, d’un beau-frère qui soumet sa belle-sœur à des jeux érotiques tendancieux ; celle, dévastatrice, d’une sœur qui fait enfermer la végétarienne en hôpital psychiatrique pour la ramener vers ce qu’elle croit être la raison.
S’il n’était question que du choix d’une hygiène alimentaire dans les pages de Han Kang, les commentaires s’arrêteraient sans doute là. Mais l’héroïne le dit et le répète : « J’ai fait un rêve. » Et ce texte, qui déborde du quotidien pour accéder au rang de l’allégorie, se retrouve soudain placé, par le travail de Daria Deflorian, sur une orbite kafkaïenne. Même étrangeté, même rétorsion sournoise exercée contre qui fait sécession. Le devenir de Yonghye n’est ni animal ni humain. Il s’agit d’un devenir-plante. Elle qui a rêvé du sang que verse l’homme affirme n’avoir besoin que d’un peu d’eau et de soleil, se campe les pieds en haut et la tête en bas. Elle est un arbre dont le feuillage se trouve sous terre et non dans le ciel. Elle a décidé de son sort et se tient à sa résolution. Résultat : le monde autour d’elle se dérègle et se donne à voir pour ce qu’il est : banal mais monstrueux.
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