Du ciel, on ne voit qu’elle, « la plus grosse drague au monde », selon son opérateur français, Eramet Grande Côte. Aux côtés de ce gigantesque engin flottant, chargé de curer le fond d’un lac artificiel de 180 000 m2, les dunes paraissent infimes. Le désert de Lompoul, le plus petit d’Afrique, à 150 km au nord de Dakar, semble quasi rayé de la carte. Les limons noirs des dunes, l’un des atouts touristiques du Sénégal, sont exploités depuis une décennie par l’entreprise minière pour en extraire de l’ilménite, du rutile et du zircon, minerais indispensables à l’industrie nucléaire mais aussi à la céramique.
Toutefois, depuis 2014, la filiale sénégalaise du groupe minier français est accusée par les communautés locales de détruire ce territoire et plus largement de bouleverser l’environnement dans la région des Niayes où sont produits 60 % des légumes et des fruits du pays, selon la Banque mondiale.
La drague aspire en continu les sables minéralisés après que les bulldozers ont nivelé – « 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 » – les dunes. Elle en avale 150 000 tonnes chaque jour pour n’en conserver que 2 %. La mine avance de trente mètres chaque jour, puisant dans les eaux souterraines. Rien ne lui résiste. Les parcelles agricoles ont été anéanties ; les arbres, détruits par centaines.
Des villages entiers ont dû être déplacés parfois à 20 kilomètres de là, dans des « sites de recasement ». Entre 2017 et 2019, Eramet Grande Côte assure avoir réinstallé 920 villageois qui « disposent désormais de maisons avec l’eau courante et un éclairage solaire ». Dans l’un de ces sites, un infirmier salarié de l’entreprise indique toutefois au Monde avoir « muni le robinet d’un filtre pour rendre l’eau potable », alors que les autres points d’approvisionnement en eau en sont dépourvus.
« En colère »
La défiance règne entre le minier, aidé des autorités préfectorales et coutumières, et les communautés locales, qui dénoncent un accaparement de leurs terres et une surexploitation des eaux. « Eramet assure le bien de notre communauté, plaide pourtant le chef de village de Foth. Ils nous ont amené l’eau et bientôt l’électricité ».
Le 9 janvier, il expliquait les bienfaits supposés d’Eramet en exposant deux liasses, d’un total de 200 000 francs CFA (quelque 300 euros), présentées comme « une indemnisation obsèques versée par Eramet pour un ancien décédé au village et destinée à sa famille ». Le décès était intervenu un mois plus tôt et, interrogé par Le Monde, l’un des descendants directs du défunt assure n’avoir reçu aucun versement.
Face à Eramet Grande Côte, qui s’est vu octroyer par l’Etat une concession de 106 kilomètres de long sur 4 de large, une poignée de paysans, d’élus et d’entrepreneurs font de la résistance. « En colère », Birame Mbaye Diagne, cogérant d’un écolodge, a porté plainte contre la compagnie minière, en vue d’obtenir des dédommagements supplémentaires.
« Leur proposition d’indemnisation est sous-évaluée alors que nous réalisons 750 000 euros de chiffre d’affaires depuis 2002, dénonce-t-il. On leur a donc opposé un refus catégorique et ce n’est pas à une entreprise française de nous dire de partir ! » Le propriétaire, Cheikh Jacquemain, a jugé « sous évaluée » la proposition de dédommagement d’Eramet d’un montant de 148 millions de francs CFA, soit près de 226 000 euros. Il assure ne pas vouloir céder aux pressions alors que six autres campements touristiques ont quitté les lieux, contraints par les autorités.
« Ça suffit »
« Grignotées chaque jour un peu plus par la mine », ses tentes blanches semblent en sursis. « Ils ne respectent aucune distance de sécurité, fulmine M. Mbaye Diagne, qui emploie trente salariés. Le jour de l’an, ils ont détruit la voie d’accès à notre campement. On le vit comme du harcèlement. » Les opérations de terrassement ont provoqué l’effondrement du puits de l’écolodge.
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Rien ne stoppe l’avancée de la mine dans le désert de Lompoul. Mais depuis l’avènement d’un nouveau régime au pouvoir, élu sur la promesse d’une rupture, un vent de révolte souffle aux abords de la mine. Les manifestations sont « de plus en plus fréquentes », reconnaît Ousmane Goudiaby, chargé à Eramet Grande Côte des relations avec les communautés locales.
Le 8 janvier, il s’est rendu sur place pour calmer un nouveau mouvement d’humeur. « Eramet, dafa doy (“ça suffit”, en wolof) », criaient des maraîchers, des riverains expropriés ou des jeunes exigeant du minier plus d’emplois locaux et bloquant les minerais devant rejoindre le port de Dakar. Contacté par Le Monde, Eramet renvoie à son communiqué qui dénonce, entre autres, une « campagne de déstabilisation ».
Soutien de la contestation, un entrepreneur français, Julien Potron, dont la vie a « basculé le 18 novembre » après une visite à l’un des 300 utilisateurs de ses pompes à eau raccordées à des panneaux photovoltaïques. « La forêt derrière son champ avait été détruite à cause de la mine, souligne-t-il. Du jour au lendemain, la nappe phréatique située à 15 mètres de profondeur avait disparu. »
Epuisement des ressources en eau ?
D’autres petits cultivateurs rencontrés par Le Monde s’inquiètent de l’épuisement des ressources en eau et en imputent la responsabilité à Eramet Grande Côte. La Banque mondiale estime, dans un rapport de février 2022, que les « nappes des Niayes [sont] surexploitées ». « La mine dispose d’un système de pompage situé à plus de 450 m de profondeur, bien en dessous des nappes phréatiques utilisées par les agriculteurs », dément le groupe français dans son communiqué.
Avec ses posts et ses vidéos vus plus de deux millions de fois sur LinkedIn, M. Potron tente de mobiliser les acteurs politiques dans l’espoir de suspendre les activités du minier sur place. Questions orales et écrites, demande d’une commission d’enquête parlementaire… Des députés comme Guy Marius Sagna, élu du Pastef et fondateur du mouvement « Frapp-France dégage », tentent de faire plier le gouvernement.
L’entreprise française a toutefois de précieux relais locaux. Nommé en avril ministre des infrastructures et des transports, Malick Ndiaye a été durant près de sept ans à la tête du département des activités portuaires d’Eramet à Dakar. Avant de quitter son ministère pour la présidence de l’Assemblée nationale en décembre 2024, celui-ci avait donné, le 25 septembre, son feu vert à la « circulation simultanée de trains de passagers et de trains de fret », notamment pour « la GCO » [renommée le 24 octobre Eramet Grande Côte], indique-t-il dans un post LinkedIn, où il pose aux côtés de la directrice générale d’Eramet, Christel Bories.
Accusé par ses détracteurs de conflit d’intérêts, M. Ndiaye ne s’est pas encore prononcé sur la demande de création d’une commission d’enquête parlementaire pour investiguer les allégations de destruction de l’environnement par l’entreprise.