A la peur des patients s’est ajouté le désarroi des soignants. En vingt-cinq ans d’activité, Khoudia Sow admet ne s’être jamais sentie si démunie. Médecin anthropologue au Centre de recherche et de formation (CRCF) à Dakar, capitale du Sénégal, elle tente depuis le 20 janvier et l’annonce du gel de l’aide américaine par Donald Trump de rassurer les bénéficiaires d’un accès gratuit aux antirétroviraux (ARV). « Leur angoisse, c’est de perdre la vie stable qu’ils ont réussi à bâtir grâce à ces traitements. Ils me demandent si les médicaments resteront gratuits. Certains ont peur d’en manquer alors ils font des stocks de provisions de trois-quatre mois. Toute cette panique risque d’entraîner une pénurie artificielle », explique-t-elle.
Principal bailleur de fonds du ministère de la santé sénégalais, l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (Usaid) finançait jusque-là 42,7 % de la riposte contre le VIH, quand l’Etat n’en apporte que 29,6 % – le reste étant pris en charge par le Fonds mondial et la coopération française. Si le pays est l’un des moins affectés d’Afrique de l’Ouest avec un taux de prévalence de 0,3 %, (41 880 personnes et 932 décès en 2023, selon les chiffres officiels), l’objectif d’éradiquer la maladie avant 2030 semble désormais compromis.
« Il y a vingt ans, nos études ont démontré qu’une lutte efficace passait par la prise régulière d’antirétroviraux. Or avant l’arrivée de l’aide financière internationale, un traitement coûtait environ 600 000 francs CFA par mois [914 euros]. Les malades devaient choisir entre se soigner et nourrir leurs enfants, rappelle Khoudia Sow. Aujourd’hui, 90 % des personnes infectées ont été diagnostiquées et sont mises sous traitement avant de sortir de consultation. Remettre en cause leur accès aux soins, c’est risquer de voir la chaîne de transmission se reconstituer. »
Présidente du réseau national des organisations des personnes vivant avec le VIH sida, Soukèye Ndiaye, contaminée il y a vingt ans, craint une régression sans précédent dans le combat contre la maladie. « Le ministre de la santé n’a pas dit ce qu’il entendait mettre en place. Or, nos stocks de médicaments ne peuvent tenir que quelques mois. Comment va-t-on faire face aux nouveaux cas détectés ? J’ai peur pour ma vie et ma santé », confie la mère de famille.
Des malades venus des pays voisins
Son anxiété est aussi celle des malades issus de pays voisins où le gel de l’aide a déjà produit ses effets. Depuis quelques semaines, ils affluent vers le CRCF de Dakar en quête de traitements. « Certains de nos patients gabonais, gambiens étaient autonomes depuis des années. Ils se soignaient chez eux. Depuis quelques semaines, ils reviennent car il n’y a déjà plus de médicaments, explique l’un des médecins, Rassol Diouf. On se demande comment faire face à la vague qui arrive. »
Très discret depuis l’annonce américaine, le gouvernement sénégalais n’a donné aucune indication sur l’évolution qu’il compte donner à sa politique sanitaire. Confronté à un déficit public estimé à 12,3 % du PIB, à une dette de près de 100 % du PIB et à des grèves à répétition dans le secteur médical, le ministère de la santé a une marge de manœuvre très étroite avec un budget 2025 plafonné à 267 milliards de francs CFA (407 millions d’euros). Selon les projections du Conseil national de la lutte contre le sida, il lui faudra combler un déficit de près de 9 milliards de francs CFA (14 millions d’euros), soit le montant de l’aide américaine prévue pour 2025 et 2026.
La lutte contre le paludisme est également victime des coupes imposées par Washington. Depuis 2007, l’Usaid affirme avoir injecté 252 milliards de francs CFA (384 millions d’euros) dans l’objectif d’éradiquer la maladie à l’horizon 2030. Mais en dépit d’une nette régression ces dernières années, le paludisme demeure une menace pour les populations, en premier lieu pour les enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes, catégories les plus exposées à la maladie infectieuse.
« Nous avons réalisé des progrès importants en vingt ans grâce à la prise en charge précoce, aux traitements préventifs, aux diagnostics rapides. Mais qui va financer tout ça maintenant ? Le gouvernement a déjà voté son budget, où va-t-il trouver l’argent ? (…) Il faut agir vite si on veut éviter une flambée dans le Sud, où il y a trois fois plus de cas qu’ailleurs », met en garde Mountaga Dia, responsable de programme en santé communautaire de l’ONG Enda santé.
« La situation n’est pas dramatique »
« Le gouvernement est mobilisé pour trouver des solutions alternatives, rassure un représentant du programme national de lutte contre le paludisme, qui requiert toutefois l’anonymat au vu de la sensibilité du sujet. Un comité stratégique a été installé dès l’annonce américaine afin de cartographier l’aide de l’Usaid dans notre système de santé. Pour le moment, la situation n’est pas dramatique. »
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Au-delà des programmes publics, la fin du soutien américain pourrait aussi compliquer l’accès aux soins que tentent de faciliter certaines ONG. A Guédiawaye, banlieue populaire de la capitale, le centre de santé communautaire Action et développement (Acdev), offre 24 h/24 des soins en médecine générale, ophtalmologie, pédiatrie, gynécologie pour une somme allant de 1 à 10 euros. Même si la structure n’est pas directement financée par l’Usaid, elle bénéficie des fonds de l’agence américaine pour des projets spécifiques, comme la sensibilisation à la santé reproductive. « Les jeunes n’osent pas se rendre dans les structures de santé par peur d’être sermonnés sur les sujets liés à la santé sexuelle. Nous allions vers eux grâce à nos unités mobiles », regrette Cheikh Tidiane Athie, coordinateur chez Acdev, qui craint une augmentation des grossesses précoces et des infections sexuellement transmissibles dans les zones les plus pauvres de la région de Dakar.
Un de ses confrères, qui ne souhaite pas révéler le nom de son ONG financée à 100 % par l’Usaid, constate déjà une pénurie de contraceptifs oraux et injectables dans les points de vente habituels. « Nous pouvons tenir quelques mois le temps de trouver de nouveaux partenaires. Sinon, nous fermerons définitivement », craint le médecin, qui s’apprête à licencier la moitié de son personnel.
A un mois de l’expiration du gel de l’aide humanitaire et alors que le chef de la diplomatie américaine, Marco Rubio, a annoncé le 10 mars la suppression de 83 % des programmes de l’Usaid, peu d’organisations sénégalaises croient en un retour à la situation antérieure. Elles en appellent donc à une prise de responsabilité de l’Etat sénégalais. « Aujourd’hui, notre vie est directement menacée par la décision d’un seul homme, s’émeut Soukèye Ndiaye, du réseau des malades du VIH. En 2025, on ne doit plus être dépendant des choix d’un pays étranger. Notre Etat a un devoir vis-à-vis de notre santé. »