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Histoires Web dimanche, février 23
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Un vieil homme en veste claire pénètre dans la boutique de prêt sur gage de Charles Mwangi, à Kitengela, ville poussiéreuse de quelque 150 000 habitants à une trentaine de kilomètres au sud de Nairobi, la capitale kényane. Dehors, la chaleur de fin janvier écrase les corps. Dans la petite pièce aux murs de ciment, protégée par des barreaux en métal, des enceintes de radio et des ordinateurs s’entassent sur les étagères.

« J’ai un problème avec mon œil, je dois me faire opérer », dit le vieil homme. Il indique ses iris délavés par l’âge, comme si le prêteur sur gage était médecin : « Je te mets en gage mon téléviseur pour 25 000 shillings [environ 185 euros]. Ça irait, 25 000 shillings ? C’est le prix que me demande l’hôpital pour l’opération. » Charles Mwangi réfléchit quelques secondes : « Je t’en donne 20 000. Je ne peux pas t’en proposer plus. Le même téléviseur neuf coûte 35 000 en magasin. » Le vieil homme soupire – « Faut que j’en parle à ma femme… » – et s’éloigne pour passer un appel à son épouse. « C’est un voisin. Je l’aime bien mais je ne peux pas lui prendre son téléviseur au prix qu’il demande, sinon je n’arriverai pas à le revendre », dit le commerçant.

Des clients comme ça, il en vient un ou deux par jour dans sa boutique. Charles Mwangi, 46 ans, est prêteur sur gage depuis 2009. L’idée lui est venue en regardant « Pawn Stars », célèbre émission de téléréalité américaine mettant en scène une famille de prêteurs sur gage à Las Vegas. Son business model est simple : prêter de l’argent tout de suite en échange d’un objet de valeur que les clients mettent en dépôt chez lui. Une télévision, un ordinateur, des enceintes, un lecteur DVD… Les deux parties se mettent d’accord sur un délai au bout duquel la somme doit être remboursée avec intérêts. Si le remboursement intégral n’est pas effectué à la fin du temps convenu, Charles Mwangi a le droit de revendre l’appareil et d’empocher la somme.

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« Les gens viennent me trouver essentiellement pour trois raisons : un souci médical, les frais de scolarité de leurs enfants ou leur loyer, qu’ils ne peuvent pas payer », explique-t-il. Dans un pays où le revenu minimum officiel est de 15 000 shillings kényans et où les filets sociaux sont quasi inexistants, les prêteurs sur gage sont un moyen comme un autre de trouver de l’argent rapidement en cas de pépin. Selon l’Organisation internationale du travail (OIT), seuls 10,1 % des 53 millions de Kényans sont couverts par le système de protection sociale.

« Placements financiers »

Job Thuo, 33 ans, fait le même constat que Charles Mwangi. Sa boutique se trouve à Ongata Rongai, au sud de Nairobi. « Il y a beaucoup d’universités dans les alentours et j’ai beaucoup d’étudiants qui viennent déposer leur ordinateur, leur téléphone ou leur télévision. » Un semestre d’étude dans un établissement d’enseignement supérieur des environs coûte entre 100 000 et 200 000 shillings. « La plupart des étudiants ne reviennent jamais récupérer ce qu’ils ont mis en gage », explique le commerçant, contrairement aux clients plus âgés. « Eux, ce sont surtout des problèmes de loyer qu’ils ont. » Dans un bidonville, les loyers les plus bas oscillent entre 1 500 et 2 500 shillings, mais un logement en dur coûte entre 6 000 et 8 000 shillings chaque mois.

« Il arrive aussi fréquemment que des gens qui ont un travail ne soient pas payés à la fin du mois. Ceux-là aussi viennent nous trouver », complète Charles Mwangi. Ces dix-huit derniers mois au Kenya, plusieurs corps de la fonction publique se sont mis en grève pour protester contre leurs salaires non versés : les professeurs d’université, les médecins, les instituteurs… Le prêteur sur gage se fait économiste : « Dans les zones rurales, les gens investissent dans le bétail, ils achètent des vaches et des chèvres pour placer leur argent. En ville c’est la même chose, mais avec l’électroménager et l’électronique. Les ordinateurs et les téléviseurs sont des placements financiers. On est un substitut aux banques qui ne font pas crédit. »

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Tee-shirt noir sur les épaules, Joseph Mugendi Ndwiga, 36 ans, patron d’Uncle Joe Pawn Shop, est assis sur une chaise de bureau dans un hangar coiffé de tôles du quartier de Zimmerman, au nord de Nairobi. L’entrepôt où il stocke les téléviseurs et les réfrigérateurs qu’on lui apporte est à quelques kilomètres de là. « Décembre et janvier sont deux bons mois pour mon commerce. Les gens ont besoin d’argent parce que ce sont les fêtes, parce qu’ils déménagent ou parce qu’ils veulent rentrer chez eux pour les vacances, dit-il. Le seul problème, c’est le stockage. Mon entrepôt est plein » – signe que l’économie va mal, selon lui. « Je suis obligé de refuser les canapés, qui prennent trop de place. Et ce ne serait pas rentable de louer un second entrepôt. »

Charles Mwangi abonde : « Je fais attention à ne pas trop acheter depuis plusieurs mois, parce que les choses ne partent pas aussi vite qu’avant. Tout est gelé. C’est sûr que le pays ne va pas bien. » Le Kenya fait face à une inflation chronique depuis dix-huit mois. En janvier, le prix des denrées alimentaires a augmenté de 6,1 % par rapport à l’année précédente, selon le Bureau national des statistiques.

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