Un Béninois et un Angolais : ce sont les seuls artistes africains représentés – parmi les 156 femmes et hommes – au Grand Palais, à Paris, pour l’exposition « Art brut. Dans l’intimité d’une collection. La donation Decharme au Centre Pompidou ». Huit œuvres (quatre pour chacun) sur les 402 exposées jusqu’au 21 septembre.
« L’art brut, c’est l’art brut et tout le monde a très bien compris », disait le peintre Jean Dubuffet (1901-1985) en 1947, qui a lancé cette expression et détenteur d’une importante collection. Ce courant ne fait pas partie des beaux-arts et n’est pas exposé dans les lieux habituels dédiés à la création, écoles ou ateliers. Il échappe aux courants et influences stylistiques. Il ne se laisse enfermer dans aucune catégorie et met en échec toute tentative de définition. Il est « ailleurs ».
Ezekiel Messou est né au Bénin en 1971. Elève peu assidu, il fuit un père autoritaire – personnalité religieuse importante de son village – et s’installe au Nigeria à l’âge de 16 ans. De 1990 à 1995, à Lagos, il apprend à réparer des machines à coudre. De retour au Bénin, il vit et travaille encore aujourd’hui à Abomey, une ville du sud du pays, où il a ouvert son propre atelier de réparation de machines à coudre.
« Prophètes solitaires »
Dans l’arrière-boutique, sur des cahiers d’écoliers et des pages au format A4, il inventorie des modèles de machines. Ses premiers dessins adoptent le style rigide des schémas techniques. Puis, peu à peu, Ezekiel Messou opte pour des représentations qui évoquent un bestiaire aux courbes végétales. Une fois le dessin terminé, il y appose le tampon de son atelier, « Ets qui sait l’avenir. Le Machinistre », qui, selon lui, atteste qu’il est l’auteur de l’œuvre. Une forme de copyright : « Personne ne peut me voler mes dessins. »
Pour Bruno Decharme, collectionneur, réalisateur et co-commissaire de l’exposition, « les artistes de l’art brut sont pour beaucoup des exclus, exilés dans une réalité psychique éclaboussée d’étoiles, qui se sentent investis d’une mission secrète. Prophètes solitaires, étrangers au monde de l’art et de ses apprentissages, hors normes, ils accumulent, déchiffrent, dessinent, bâtissent et ordonnent un univers dont ils inventent la géographie, la structure et les formes ».
L’art brut est pour lui « une sorte de boîte à outils, une notion utile pour aller voir là où l’histoire de l’art a rarement su regarder. Observer les marges en constante évolution d’où émergent les créations les plus inventives de ces artistes d’un genre particulier ».
Le choc fut la découverte, en 1976, de la collection donnée à la ville de Lausanne par Jean Dubuffet, qui commença ses « prospections » dans les hôpitaux psychiatriques suisses en 1945. Bruno Decharme étudiait alors la philosophie et avait comme professeurs Gilles Deleuze et Michel Foucault, ainsi que les psychanalystes Jacques Lacan et Félix Guattari, qui, « à cette époque, déconstruisaient les structures des sociétés occidentales, décodaient et remettaient en cause les normes des idéologies ».
« Une sauvage liberté »
Et de souligner : « J’ai trouvé dans les œuvres d’art brut des réponses artistiques aux questionnements que j’avais abordés en philosophie, un rapport à l’altérité, mais aussi au mystère et à l’invisible. Ces œuvres qui témoignent d’une sauvage liberté ont bouleversé ma vie. »
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Alors pourquoi trouve-t-on si peu de ces œuvres réalisées par des artistes africains ? Essentiellement présent dans les sociétés occidentales, qui ont développé une réflexion sur les marges, les concepts de dissidence voire de folie, l’art brut, en Afrique, « répond probablement à des notions différentes de nos façons de penser », précise Bruno Decharme : « Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas dans ces cultures des manifestations artistiques qui témoignent de l’altérité. Pour les découvrir, il me semble qu’il faudrait mener des prospections avec une autre grille de lecture. Les recherches sont donc complexes. »
Le second artiste africain représenté au Grand Palais vient d’Angola : anonyme, on ne sait rien de sa vie. Ses quatre dessins ont été réalisés au verso de protocoles médicaux et ont été découverts dans un village du pays puis acquis par le galeriste, collectionneur et marchand d’art français Charles Ratton (1895-1986). Le 10 décembre 1944, Jean Dubuffet s’était rendu chez lui et tomba sous le charme de ces œuvres délicates. Il en reçut une, peut-être deux, pour la collection d’art brut qu’il commençait à constituer.

L’exposition est construite comme un gigantesque kaléidoscope. D’espace en espace – « Réparer le monde », « De l’ordre, nom de Dieu ! », « Autour du monde », « Chimères, monstres et fantômes », « Danse avec les esprits », « Epopées célestes »… –, le visiteur est invité à entrer dans chaque univers artistique. Une capsule vidéo présente dans chaque partie souligne l’importance de ces thèmes et raconte la rencontre des deux commissaires (Bruno Decharme, donc, et Barbara Safarova, essayiste, enseignante à l’Ecole du Louvre et chercheuse) avec certains artistes, comme un carnet de voyage.
En 2021, Bruno Decharme, qui estime sa collection à plus de 6 000 œuvres, a fait don de 1 000 d’entre elles réalisées par 242 artistes au Centre Pompidou, contribuant ainsi à la création d’un département d’art brut qui faisait défaut au Musée national d’art moderne.
« Art brut. Dans l’intimité d’une collection. La donation Decharme au Centre Pompidou », au Grand Palais, avenue Winston-Churchill, 75008 Paris (l’entrée de l’exposition se situe sur la droite en regardant la façade principale du bâtiment). Jusqu’au 21 septembre 2025.
Art brut, catalogue de l’exposition (304 pages et 650 illustrations + 2 tirés à part insérés pour la chronologie et les biographies, coédition Grand Palais RMN/Centre Pompidou, 45 euros).