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Histoires Web lundi, juillet 8
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La trace du sang. Dmitri Tcherniakov l’a suivie en mettant en scène, sous forme de diptyque, en ce soir d’ouverture du Festival d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), le mercredi 3 juillet, les deux opéras que Gluck a consacrés à la fille sacrifiée d’Agamemnon, Iphigénie en Aulide, devenue prêtresse sacrificatrice à son tour dans Iphigénie en Tauride. Il a surtout tracé la guerre, son lot chiffré de morts, de disparus et de grands traumas, mutilation des chairs, déchirures de l’âme. Le sang a coulé en Aulide, qui voit, dès l’ouverture, le cauchemar d’Agamemnon : la guerre réclame une victime primale, qui lèvera les vents retenant encore la guerre de Troie. Il doit couler en Tauride, où les rescapés rejouent sans le vouloir la sauvagerie des tueries.

C’est dans ce monde d’hommes à la virilité mortifère que vit, recluse, Iphigénie, dont la petite silhouette grise de femme aux cheveux tirés, trop tôt vieillie, ne dit plus rien de l’adolescente garçonne aux cheveux courts, dont les vêtements négligés traduisaient déjà l’errance, face au modèle maternel d’une Clytemnestre sophistiquée jusqu’à l’outrance. Le travail de Tcherniakov, au scalpel, ne laisse rien ignorer des faiblesses, des élans et des turpitudes qui grouillent dans l’arrière-cuisine familiale des Atrides, dont il a fait nos contemporains.

Lire l’entretien (2024) | Article réservé à nos abonnés Dmitri Tcherniakov, metteur en scène : « La famille des Atrides n’a rien d’exceptionnel, ce sont des gens d’aujourd’hui »

Dévastation d’un monde

Au lever de rideau, un décor géométrique occupant tout l’espace scénique, entrelacs de pièces et de pièges – chambres, salon, bureau. Sobrement habillé de panneaux de tulle à Aulide, ce palais labyrinthe n’aura plus, en Tauride, qu’une ossature architecturale, soulignée de diodes électroluminescentes, symbole de la dévastation d’un monde. Vêtus à l’occidentale – non sans ridicule – dans la ville portuaire grecque d’Aulis, les protagonistes sont devenus des réfugiés de guerre en Tauride, dans ce pays qui est aujourd’hui la Crimée. Bottes maculées, vieux châles, restes d’uniformes, la tonalité sourde des blancs, des gris et du sale a pris le pas sur les rutilants costumes aulidiens – violet pétant pour Agamemnon, le père douloureux, camaïeu de verts pour Clytemnestre, tragédienne de salon, rose poudré pour un Achille fêtard, dont la légèreté brouillonne frise la caricature. Sac à main et robe longue, les dames du chœur s’acoquinent avec des messieurs en habit de soirée, dont l’un porte un turban de sikh, l’autre, le keffieh moyen-oriental, dans un syncrétisme discret, mais visible.

Répétitions d’« Iphigénie en Tauride », de Gluck, au Festival d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône), le 29 juin 2024.

Comme dans le diptyque Tchaïkovski (l’opéra Iolanta et le ballet Casse-Noisette) qu’il a monté en 2016 à l’Opéra Bastille, à Paris, Dmitri Tcherniakov tisse des liens entre les deux Iphigénie. Outre le décor unique, le metteur en scène opère des migrations. C’est ainsi que, avant de devenir un enjeu sacrificiel en Tauride, Oreste apparaît en Aulide comme un enfant particulièrement sensible et proche de sa sœur Iphigénie. De même, Clytemnestre et Agamemnon, après avoir été occis, viendront-ils hanter les délires matricides d’Oreste. Dmitri Tcherniakov superpose à la musique une partition corporelle faite de claquements de mains, de pieds, d’ahanements, de rires, d’exclamations, dont le paroxysme s’atteint dans le bruyant corps à corps d’une joute qui unit Oreste et Pylade, lesquels s’esbigneront à la fin vers d’autres aventures, tandis qu’Iphigénie demeure en Tauride avec les perdants.

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