Peut-on piloter une organisation autrement qu’avec un contrôle de gestion classique, cette multitude d’indicateurs créés par les financiers pour mesurer l’efficacité de chaque service ? La question est centrale pour les structures de l’économie sociale et solidaire, terreau d’innovations précieux face à l’urgence écologique et aux défis sociaux. Associations, coopératives, entreprises sociales et solidaires ont réussi à se développer en proposant un autre rapport au travail, au collectif et au vivant, offrant ainsi des modèles d’affaires désirables, qui pourraient être de formidables sources d’inspiration pour la transformation du secteur privé lucratif.
Pourtant, confrontées à une tension croissante sur leurs ressources, notamment en raison des arbitrages budgétaires actuels, ces structures cèdent parfois à l’élan colonisateur du système capitaliste, dont elles adoptent, paradoxalement, les méthodes de gestion. Elles multiplient ainsi les reportings chiffrés censés garantir, si ce n’est la prospérité des actionnaires, du moins l’optimisation des processus. Au prix de nombreux effets pervers.
Les indicateurs, par définition, simplifient la réalité du travail. Ils minorent l’expertise opérationnelle des salariés et les incitent à privilégier quelques objectifs quantifiables au détriment des autres. Les dirigeants eux-mêmes focalisent leur attention sur les éléments les plus faciles à mesurer, en particulier ceux qui peuvent s’exprimer monétairement, en ignorant ou, pire, en cherchant à économiser sur les activités laissées dans l’ombre parce que moins chiffrables.
Un organisme de crédit à visée sociale peut ainsi mesurer prioritairement les volumes de prêts octroyés, car ceux-ci fournissent des revenus indispensables pour financer les dispositifs d’accompagnement proposés aux bénéficiaires. Lors des réunions de direction, les indicateurs pourront sembler dans le vert si les prêts sont nombreux et bien remboursés. Le pilotage est alors considéré comme satisfaisant, sans qu’on interroge la qualité des missions d’aide aux personnes en difficulté, pourtant au cœur du projet de l’organisation.
L’écueil du réductionnisme quantitatif
Les chiffres ne sont jamais neutres. Ils portent en eux une certaine vision du monde. Ils peuvent valoriser des démarches d’équité et d’inclusion, mais aussi invisibiliser, créer du silence et de l’ignorance ( « Accounting and Silence : The Unspeakable, the Unsaid, and the Inaudible », Caecilia Drujon d’Astros, Bernard Leca et Jérémy Morales, Contemporary Accounting Research n° 41/3, 2024). Ce qui ne se mesure pas n’est jamais discuté. Ce qui est mesuré devient indiscutable. C’est ainsi que la logique financière s’invite dans des espaces qui en étaient préservés et finit par s’imposer comme une évidence.
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