S’il n’était empreint d’une connotation qui fait passer au second plan la notion de talent, le terme de stakhanoviste conviendrait bien à Christian Godard. Rarement auteur de bande dessinée aura-t-il travaillé pour autant de publications, créé ou repris autant de séries et de personnages, durant sa carrière. La sienne aura duré près de sept décennies.
Dessinateur et scénariste capable de passer d’un genre à l’autre avec la même facilité, aussi à l’aise avec un lectorat d’enfants qu’auprès d’un public plus mature, ce pilier de la BD franco-belge est mort, lundi 11 novembre, à Paris, la ville où il est né il y a quatre-vingt-douze ans.
Les lecteurs de Pif Gadget, de Circus, de Pilote et du journal Tintin savaient-ils que le même auteur opérait derrière les histoires de La Jungle en folie (dessin Mic Delinx), du Vagabond des limbes (dessin Julio Ribera) et de Martin Milan, ses principales créations ? Christian Godard aura réussi le tour de force de se démarquer littérairement dans le secteur formaté de la bande dessinée de jeunesse en y invitant la poésie, la nostalgie, l’onirisme, l’intimité, bien avant que le neuvième art ne s’émancipe de son carcan juvénile, au tournant des années 1970. Prompt à bousculer les conventions narratives, il alla jusqu’à donner à ses personnages des origines différentes d’un album à l’autre, comme il le fit dans son chef-d’œuvre, Le Vagabond des limbes, l’amour impossible entre un voyageur de l’espace et une femme qu’il ne rencontre qu’en rêve.
Né le 24 mars 1932 dans le 14e arrondissement de Paris, Christian Godard a grandi près de la porte de Saint-Ouen, dans un quartier populaire du 17e arrondissement de la capitale. Voyant son intérêt pour le dessin, son père, conducteur de travaux, lui fait rencontrer Daniel Laborne, le créateur de Lariflette, un strip très connu à l’époque mettant en scène un Français moyen et mutique dans la France de l’après-guerre. Echouant à la porte des studios de Paul Grimault après son service militaire, l’autodidacte publie ses premières planches aux éditions Rouff en créant les personnages de Pic et Joc, deux enfants visitant un pays différent à chaque épisode.
Insatiable repreneur de héros
Pour ses débuts, Godard opte pour le pseudonyme de Eme, prononcé « M », comme la treizième lettre de l’alphabet : « Ma vie a toujours été placée sous le signe du 13. J’ai toujours cru à la chance. Ce qui implique de croire également à la malchance, ce qui est très malcommode », disait-il. La roue va tourner favorablement. Une production pléthorique se met bientôt en place. Faire l’inventaire des illustrés pour lesquels il va collaborer dans les années 1950 tient de la gageure : Fillette, Hoppy, Jocko, Coq Hardi, Francs-Jeux, Fripounet et Marisette, Benjamin et Benjamine, Lisette, Paris-Flirt, Ima l’ami des jeunes, Pistolin, Heures claires, Vaillant… Auteur à tout faire, il reprend son premier personnage, Lili Mannequin, créé par Will et René Goscinny. Pour le même Goscinny, il dessinera plusieurs séries par la suite (Jacquot le mousse, Tromblon & Bottaclou, Pipsi).
Il vous reste 30.04% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.