« De partout monte le sentiment qu’inexorablement, le monde s’obscurcit. Et à ce sentiment répond, en écho, une aspiration diffuse à vivre dans la beauté. » Cette parole brûlante du poète caribéen Monchoachi résonne avec une intensité particulière dans le monde professionnel. Est-il possible aujourd’hui de vivre et de travailler dans la beauté ? D’exercer son métier en y trouvant un lieu d’humanisation et de création ? Pour qui et comment ?
Depuis une quinzaine d’années, j’interviens en Belgique, dans une clinique du travail à Liège et en privé à Namur. Ce sont des lieux de consultation ouverts à des personnes qui rencontrent des difficultés professionnelles. Nous y sommes confrontés aux malaises que les transformations du travail suscitent. Nous pouvons constater l’ampleur des pathologies associées aux nouvelles organisations. Mon livre, Le Travail à vif (Erès, 280 pages, 25 euros), rend compte de cette expérience et s’interroge sur les manières d’intervenir, entre écoute du sujet et transformation du travail.
Comme cliniciens, nous sommes confrontés à une multiplication de demandes adressées par des personnes souvent en congé maladie. Des situations très dégradées nous confrontent d’emblée à la violence des rapports sociaux. Les demandes s’expriment d’abord au travers de symptômes et de diagnostics, dont le plus fréquent est celui de burn-out.
On parle à ce propos de pathologies « du travail ». L’expression mérite réflexion. Il peut s’agir de maladies causées par le travail, avec toute la difficulté d’établir un lien de causalité, comme dans le cas du burn-out. Mais l’expression peut également signifier que c’est le travail lui-même qui est malmené et demande à être soigné.
Le juste, l’injuste et l’intolérable
On doit s’interroger sur l’idée de pathologie. Celle-ci n’est pas le contraire de la normalité ; elle révèle des traits de la vie ordinaire qui autrement passeraient inaperçus alors qu’ils sont problématiques. Une patiente, directrice des ressources humaines, dont je reprends le récit dans l’ouvrage, racontait qu’elle avait été amenée à procéder à des licenciements collectifs à répétition, avec des méthodes brutales à la limite de la légalité. En consultation, elle s’est demandé pour la première fois : « Est-ce normal ? » L’engrenage dans lequel elle s’était laissé prendre l’empêchait de discerner le juste de l’injuste. L’intolérable s’était normalisé, et la pathologie venait manifester dans le corps une protestation qui n’avait pas encore trouvé le chemin des mots.
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