Sidérante, hors norme, l’affaire Le Scouarnec, du nom du chirurgien condamné à vingt ans de réclusion le 28 mai par la cour criminelle de Vannes pour avoir agressé et violé 299 victimes, mineures pour la plupart, a fait émerger une question longtemps négligée : celle du traitement des plaintes pour violences sexuelles contre des médecins. Pendant des années, le chirurgien a continué d’exercer en dépit de sa condamnation pénale pour avoir téléchargé des images issues de sites pédocriminels. Ni les hôpitaux qui l’employaient, ni les agences publiques de santé, ni les conseils départementaux de l’ordre des médecins n’ont stoppé son effarant parcours de prédateur.
L’émotion suscitée par le procès Le Scouarnec coïncide avec la vigilance générale nouvelle qu’exerce la société sur la question des violences sexuelles commises dans un cadre médical. Dans le sillage du mouvement MeToo, cette réalité longtemps taboue est désormais exposée au grand jour, son caractère inacceptable et ravageur reconnu, de même que la nécessité de combattre et de sanctionner cette délinquance spécifique. Des évolutions qu’il convient de saluer et d’encourager.
Or, une enquête menée par Le Monde décrit la confusion qui entoure le traitement de ces affaires. D’abord par la méconnaissance du phénomène, dont l’ampleur n’est évaluée par aucune des institutions censées le prévenir et le réprimer. Mais surtout par un imbroglio institutionnel aux conséquences potentiellement dramatiques.
Entre les agences de santé, l’ordre des médecins et, le cas échéant, les hôpitaux, les responsabilités apparaissent à la fois imbriquées et floues. Quant au traitement des plaintes, il ressortit à la fois de la justice pénale et de la justice ordinale, celle qu’exercent les instances départementales et, en appel, nationales, de l’ordre des médecins, des juridictions dont les décisions sont susceptibles de cassation devant le Conseil d’Etat.
Même si les procédures devant le conseil de l’ordre des médecins se sont améliorées, notamment par la généralisation de la parité femmes-hommes, les « dysfonctionnements » et le « manque de rigueur dans le traitement des plaintes » dénoncés en 2019 par la Cour des comptes se retrouvent dans plusieurs contentieux en cours, tel celui concernant ce médecin mis en examen pour agressions sexuelles qui continue d’exercer ou ce radiologue radié vingt ans après le premier signalement.
A l’enchevêtrement des procédures, facteur d’inertie et d’incohérences, s’ajoute l’inadaptation de la démarche de « conciliation » en usage à l’ordre des médecins, qui confronte directement la plaignante – quasi exclusivement des femmes – désorientée au médecin et reproduit la situation d’autorité de ce dernier. L’absence de pouvoir d’investigation et de suspension immédiate des instances ordinales limite la portée de leurs interventions.
Se trouve ainsi questionnée la pertinence d’une justice où des professionnels jugent leurs pairs, au risque d’actionner des mécanismes de mandarinat et de protection. Fondé en 1945 après la dissolution du conseil supérieur des médecins créé par Vichy, le conseil de l’ordre des médecins a pour rôle central de faire respecter le code de déontologie de la profession. Son impuissance dans l’affaire Le Scouarnec et les failles de son traitement des plaintes visant des médecins pour violences sexuelles soulignent le besoin de clarification en cette matière. Une exigence qui suppose un débat sur les fonctions juridictionnelles de l’ordre, trop éloignées des normes d’indépendance.