Depuis la nuit de jeudi 12 à vendredi 13 juin, l’Iran a été la cible d’intenses bombardements israéliens. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou a justifié cette attaque par la nécessité d’« éliminer » la « menace » que représente le programme militaire iranien, en concentrant ses premières frappes sur les infrastructures atomiques du régime de Téhéran.

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Si, depuis des années, Israël alerte quant au fait que son ennemi est sur le point d’acquérir l’arme nucléaire, les événements se sont accélérés récemment. Jeudi, quelques heures avant l’attaque, les mollahs avaient annoncé une augmentation « significative » de la production d’uranium enrichi, alors que les pourparlers avec les Etats-Unis étaient dans l’impasse. Est-ce à dire que Téhéran était, cette fois, tout proche de se doter de la bombe nucléaire ?
Quel est le projet nucléaire iranien ?
Le régime islamique, arrivé au pouvoir en 1979, a toujours nié suivre un programme de développement d’armes nucléaires. Téhéran assure que son programme, strictement « pacifique », vise uniquement à mettre au point des centrales nucléaires civiles. En novembre 2024, le porte-parole de la diplomatie iranienne, Esmaeil Baghaei, a encore assuré que les « problèmes » soulevés par ce programme relevaient d’un « malentendu ».
Au nom du développement du nucléaire civil, Téhéran revendique son « droit » à l’enrichissement d’uranium, et fait de l’interdiction qui pèse sur celui-ci une ligne rouge pour la signature d’un nouvel accord international. « Pas d’enrichissement, pas d’accord. Pas d’armes nucléaires, nous avons un accord », résumait le ministre des affaires étrangères iranien, Abbas Araghtchi, mercredi 4 juin.
Diverses sources, compilées par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et les services de renseignement israéliens, attestent pourtant qu’un programme nommé « AMAD », dont le but était le développement d’armes nucléaires, existait en Iran, au début des années 2000. Il aurait été démantelé en 2003. Par la suite, Téhéran a créé l’Organisation de la recherche et de l’innovation en matière de défense (SNPD, sous son sigle persan), mais nie que cette organisation soit à visée militaire. Selon le Mossad, les services de renseignement extérieurs israéliens, le programme AMAD et le SNPD étaient tous deux dirigés par Mohsen Fakhrizadeh, un physicien iranien assassiné en 2020 dans une attaque attribuée à Israël.
Le développement du nucléaire revêt aussi un enjeu fédérateur pour la population iranienne. Selon Amélie Chelly, spécialiste de l’Iran et chercheuse à Sorbonne-Nouvelle, la grande majorité des habitants sont hostiles au régime en place, mais soutiennent les efforts nucléaires pour « sanctuariser le territoire ».
Où en est l’Iran ?
Pour distinguer le développement d’un programme militaire civil du développement d’une arme atomique, les observateurs s’intéressent au pourcentage d’enrichissement de l’uranium, l’une des matières premières nécessaires à la réaction en chaîne atomique. Alors que le nucléaire civil (utilisé par l’Iran dans sa seule centrale nucléaire, située à Bouchehr) ne nécessite qu’un enrichissement de 3 % à 5 %, plusieurs éléments suggèrent que Téhéran cherche à aller bien au-delà.
Qu’est-ce que l’enrichissement de l’uranium ?
L’uranium est un métal lourd et un élément radioactif naturel. On le trouve abondamment sur Terre, et en petites quantités dans la roche, le sol ou l’eau. Les trois principales formes de cet atome (les « isotopes ») sont l’uranium 234, l’uranium 235 et l’uranium 238.
L’uranium 235 est le seul isotope fissible à l’état naturel, qui permet une réaction de fission nucléaire. Mais il est très rare. L’uranium que l’on extrait est composé à plus de 99 % en masse d’uranium 238 et à 0,7 % d’uranium 235. Pour servir de combustible dans une centrale nucléaire ou entrer dans la fabrication d’une bombe, l’uranium naturel doit donc être « enrichi » en uranium 235, c’est-à-dire qu’il faut augmenter sa concentration isotopique.
L’uranium « faiblement enrichi » a une concentration d’uranium 235 inférieure à 20 %. La plupart des réacteurs civils commerciaux utilisent un combustible enrichi entre 3 % et 5 % pour produire de l’électricité.
L’uranium « hautement enrichi » a une concentration supérieure à 20 %. Il est principalement utilisé dans les réacteurs de propulsion navale, comme les sous-marins, ou dans certains réacteurs de recherche.
Pour fabriquer une arme nucléaire, l’uranium doit être enrichi à 90 %. Un procédé long et fastidieux, qui nécessite plusieurs milliers de centrifugeuses. L’Iran en possède déjà un grand nombre – environ 14 000, d’après des chiffres de l’AIEA cités vendredi 13 juin par le New York Times – dans plusieurs centres, comme à Natanz, au sud de Téhéran.
Selon l’AIEA, seul organisme international habilité à vérifier les installations sur place, Téhéran est désormais capable de produire 34 kilos d’uranium enrichi à 60 % par mois. Dans son rapport de mars 2025, l’agence estimait, à partir des données fournies par la République islamique, que le pays disposait alors de 274,8 kilos d’uranium enrichi à 60 %.
Si l’uranium enrichi à 60 % ne permet rien en soit, le programme nucléaire iranien s’approche du seuil des 90 % nécessaires pour produire des armes atomiques. Avec son stock actuel, l’Iran pourrait avoir la capacité de produire « plus de neuf » bombes, a fait savoir, jeudi 12 juin, la troïka européenne (France, Allemagne et Royaume-Uni) devant le Conseil des gouverneurs de l’AIEA. Au dire des diplomates européens, il ne fait aucun doute que « l’Iran a poursuivi sans relâche son escalade nucléaire, au-delà de toute justification civile crédible ».
Le Monde
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Cela étant dit, il reste très difficile de savoir de combien de temps Téhéran aurait encore besoin pour se doter de la bombe. Pour Jeffrey Lewis, directeur du programme de non-prolifération en Asie de l’Est à l’Institut d’études internationales de Middlebury à Monterey (Californie), interrogé par Le Monde, le délai, avant l’attaque israélienne, était d’« un an ou quelques mois ». Il nuance toutefois son propos : « Cela fait quinze ans que l’Iran est à quelques mois de la bombe nucléaire. »
L’évaluation objective du potentiel de Téhéran à se doter de la bombe est d’autant plus complexe que le régime entretient sciemment une certaine opacité. Dans son rapport de juin 2025, l’AIEA dénonce, par exemple, des manœuvres visant à l’empêcher de mener ses « activités de vérification » sur place ou l’incapacité à « [donner] (…) [des] explications techniquement crédibles sur la présence de particules d’uranium (…) à plusieurs emplacements non déclarés ». L’agence évoque une série d’« efforts de dissimulation », notamment d’« importantes activités d’assainissement », et la « fourniture d’explications inexactes » de la part des autorités, empêchant l’AIEA d’avoir « l’assurance que le programme nucléaire de l’Iran est exclusivement pacifique ».
Téhéran a-t-il rompu ses engagements ?
L’Iran a démarré un programme nucléaire civil dès les années 1950, sous le régime du chah. En 1968, le dirigeant iranien, allié des Occidentaux, signe le traité de non-prolifération nucléaire, qui vise à interdire l’utilisation de l’énergie atomique à des fins militaires. L’Iran promet, ce faisant, de ne jamais produire d’arme nucléaire.
Le changement de régime survenu en 1979 et la prise de pouvoir par les islamistes stoppe de facto le programme nucléaire. Il est ensuite relancé discrètement, Téhéran se dotant progressivement d’usines visant à produire de l’uranium enrichi. En janvier 2006, le président Mahmoud Ahmadinedjad annonce que « l’Iran a rejoint le club des pays qui ont la technologie nucléaire » – une déclaration-choc, alors que le pays ne maîtrise à ce moment-là qu’un enrichissement de 3,5 %. S’il n’est pas officiellement question de visées militaires, le programme iranien inquiète suffisamment la communauté internationale pour justifier l’imposition de lourdes sanctions financières au pays.
En juillet 2015, après des années de négociations, l’Iran et les pays du « groupe P5 + 1 » (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Royaume-Uni et Allemagne) concluent un accord avec Téhéran, qui s’engage à limiter sa production à des fins civiles, en échange de la levée des sanctions internationales. Néanmoins, des doutes subsistent quant à la bonne volonté de l’Iran d’honorer ses engagements.
Jugeant inefficace cet accord négocié par son prédécesseur, Barack Obama (2009-2017), Donald Trump décide de se retirer de l’accord, en mai 2018. Dans la foulée, les Etats-Unis rétablissent les sanctions contre le régime iranien, et Téhéran décide de reprendre, dès novembre 2019, l’enrichissement de l’uranium – à l’époque à 4,5 %.
Après son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025, Donald Trump renoue le contact avec l’Iran, à partir d’avril, pour tenter de « négocier un deal » sur la question du nucléaire. Le cinquième cycle de pourparlers s’est achevé à la fin du mois de mai, sans avancées notables : Téhéran a refusé de revenir sur l’enrichissement de son uranium, tandis que Washington a insisté pour que les capacités iraniennes en la matière soient réduites à zéro. Le nouveau round de négociations entre Américains et Iraniens, qui devait se tenir, dimanche 15 juin, à Mascate, capitale du sultanat d’Oman, a été annulé en raison de l’attaque israélienne.