Une équipe américaine, composée d’ingénieurs électroniciens, d’informaticiens et d’ophtalmologues, a utilisé un système laser pour stimuler des cellules de la rétine humaine, entraînant chez les cinq participants de l’expérience la perception d’une couleur totalement nouvelle. Leurs travaux ont été publiés le 18 avril 2025 dans la revue en ligne Science Advances.
La rétine visuelle, ou nerveuse, tapisse le fond de l’œil et joue un rôle clé dans la transformation du message lumineux provenant de l’extérieur en signaux nerveux envoyés au cerveau. Ce tissu très fin est organisé en plusieurs couches de cellules. Parmi celles-ci, on trouve la couche des photorécepteurs, qui sont des cellules photosensibles.
Il existe deux catégories de photorécepteurs : les cônes et les bâtonnets, dont le nom provient de leur forme. Les bâtonnets, qui représentent environ 95 % de ces cellules, sont responsables de la vision nocturne et ne sont sensibles qu’à la différence entre l’obscurité et la lumière.
Les cônes, plus grandes cellules de forme conique, représentent environ 5 % des photorécepteurs. Lors de la vision diurne, ce sont eux qui sont activés. Ils se concentrent principalement dans la région centrale de la rétine. Au cœur de cette zone se trouve la fovéa, une petite dépression où seuls des cônes très serrés sont présents.
Enfouis dans la rétine, les cônes jouent un rôle crucial dans la perception des couleurs. Il existe trois types de cônes, chacun sensible à une gamme spécifique de longueurs d’onde. Ces types correspondent aux courtes, moyennes et grandes longueurs d’onde, et chacun possède un pigment spécifique : bleu, vert et rouge.
Le cône S (pour Short wavelength) est sensible aux rayonnements de courtes longueurs d’onde, dans la gamme du violet-bleu. Le cône M (Middle wavelength), sensible au vert, a une sensibilité maximale pour les rayonnements de longueurs d’onde moyennes. Enfin, les cônes L (pour Large wavelength) sont sensibles aux rayonnements de longueurs d’onde élevées, principalement dans le rouge. Cette répartition des cônes explique l’aspect trichromatique de la vision des couleurs. Les cônes S sont les moins nombreux : environ 64 % des cônes sont de type L, 32 % de type M, et seulement 2 % sont des cônes S.
Il est important de noter qu’en vision normale des couleurs, toute lumière qui stimule une cellule du cône M stimule également les cônes voisins L et/ou S, car la sensibilité spectrale du cône M chevauche celles des cônes L et S.
Les chercheurs se sont interrogés sur ce qui se passerait si l’on stimulait une seule catégorie de cônes, à l’exception des deux autres, en l’occurrence les cônes M.
En ciblant spécifiquement ce type de cône, le système expérimental envoie donc au cerveau un signal lumineux qu’il n’a jamais reçu, un signal qui ne correspond à aucun des signaux responsables des couleurs habituellement perçues par l’œil humain. La question était donc de savoir si le cerveau serait capable de générer la perception d’une couleur différente de celles que l’on voit normalement.
C’est exactement ce qui s’est produit chez cinq volontaires qui ont accepté de laisser un faisceau laser cibler précisément les cônes M d’une petite région de leur rétine. Ces personnes sont les seules au monde à avoir vu ce que personne d’autre n’a encore vu : une couleur inédite, qui ne ressemble à aucune autre !
Les chercheurs de l’Université de Californie à Berkeley ont nommé cette couleur absolument unique « olo » et ont baptisé leur prototype « Oz », en référence au livre de L. Frank Baum Le Magicien d’Oz. Dans cet ouvrage, les habitants de la Cité d’Émeraude (la ville du Magicien) portent des lunettes vertes pour protéger leurs yeux de la lumière vive et étincelante de la ville, mais aussi pour créer un effet visuel distinctif et mystérieux. Le vert devient ainsi emblématique de cet univers, représentant la magie, l’illusion et un monde au-delà de la réalité ordinaire.
Une couleur totalement inédite pour l’œil humain
Les participants rapportent que olo apparaît « bleu-vert, avec une saturation sans précédent », lorsqu’il est observé sur un fond gris neutre. En effet, il n’existe aucun moyen de reproduire la couleur olo sur un écran d’ordinateur.
Les participants ont dû désaturer olo en ajoutant de la lumière blanche avant de pouvoir obtenir une correspondance avec la lumière monochromatique la plus proche. Cela constitue une preuve irréfutable que olo se situe en dehors de la gamme des couleurs habituellement perçues.
Ces travaux ont été menés par James Fong, Austin Roorda, Ren Ng et leurs collègues des départements d’ingénierie électrique et de sciences informatiques de l’Université de Californie à Berkeley, ainsi que de l’École d’optométrie et des sciences de la vision, en collaboration avec Ramkumar Sabesan, ophtalmologue à la faculté de médecine de l’Université de Washington à Seattle.
Stimuler par laser un millier de cônes M
Dans un premier temps, les chercheurs ont eu recours à la tomographie par cohérence optique (OCT), une technique d’imagerie permettant d’observer la rétine en coupe. Celle-ci a été combinée à l’optique adaptative (AO), qui fournit des images nettes, sans distorsion, et à très haute résolution. Grâce à cette technologie AO-OCT, la rétine devient observable à l’échelle micrométrique, et les cônes M peuvent être identifiés avec précision, en temps réel. Il est ainsi possible de distinguer les trois types de cônes au sein d’un groupe de mille cellules photoréceptrices.
À partir de là, le système Oz a permis d’établir une cartographie très fine de la rétine de chaque participant — une carte unique pour chacun. Chaque volontaire a ensuite pris place face à une petite cible carrée, fixant un point précis pendant qu’un faisceau laser venait stimuler uniquement ses photorécepteurs M. Les participants devaient fixer un point légèrement décentré par rapport à la zone stimulée par le laser. La cartographie ne portait que sur une petite portion de la rétine, contenant entre 1 000 et 2 000 cônes, situés à environ 4 degrés d’excentricité par rapport à la fovéa.
Les chercheurs précisent que le prototype Oz a délivré, pour chaque cône M ciblé, jusqu’à cent mille micro-impulsions laser par seconde, à une longueur d’onde visible de 543 nanomètres, correspondant à la partie verte du spectre lumineux. Cette stimulation intense concernait une population d’environ un millier de cônes.
La portion du champ visuel ainsi sollicitée équivaut à la taille d’une grosse pièce de monnaie tenue à bout de bras, soit environ deux fois le diamètre apparent de la Lune dans le ciel. La zone colorée — cette teinte totalement inédite — apparaissait légèrement décalée par rapport au point que le participant fixait, à environ 4 degrés sur le côté.
Dans les tests de contrôle, les chercheurs ont décalé très légèrement le faisceau laser, de manière à ce qu’il ne cible plus exactement les cônes M identifiés, mais des cellules voisines. Résultat : la couleur exceptionnelle disparaît alors, laissant place à une teinte ordinaire. L’effet visuel ne fonctionne donc que si la stimulation est parfaitement ciblée. Mais lorsqu’elle l’est, les participants continuent de percevoir la nouvelle couleur — olo — même lorsque celle-ci sert d’arrière-plan à des images statiques ou en mouvement, comme une ligne ou un point rouge tournoyant.
Cette étude démontre que le cerveau humain est capable d’interpréter des signaux totalement inédits, issus d’une stimulation visuelle jamais expérimentée auparavant, et provenant exclusivement des cônes M d’une infime portion de la rétine. Résultat : les participants ont perçu une teinte bleu-vert radicalement étrangère à la gamme habituelle des couleurs visibles par l’œil humain.
Nouvelle plateforme expérimentale pour les sciences de la vision et les neurosciences
Le système Oz constitue ainsi une nouvelle plateforme expérimentale prometteuse pour les sciences de la vision et les neurosciences. Grâce à sa capacité à délivrer avec une extrême précision des microdoses de laser ciblées sur des cônes spécifiques, cette technologie pourrait non seulement élargir notre perception des couleurs — bien au-delà de celles offertes par l’arc-en-ciel — mais aussi permettre d’explorer plus finement la plasticité cérébrale liée à la vision chromatique.
Les auteurs rappellent d’ailleurs que des expériences de thérapie génique avaient permis d’ajouter un troisième type de cône chez des singes écureuils adultes… avec pour effet spectaculaire de leur conférer une vision trichromatique fonctionnelle. Preuve, s’il en fallait, que même chez les primates, on peut apprendre à voir ce que l’on ne voyait pas. Et ce, sans avoir besoin de passer par Le Magicien d’Oz.
Dans cette perspective, ajoutent les auteurs, le système Oz pourrait simuler, chez l’humain, la présence d’une nouvelle catégorie de cônes dotés d’un pigment photosensible inédit — et ainsi permettre d’observer, en temps réel, ce que « verrait » un œil modifié. Plus largement, cette approche expérimentale ouvre la voie à l’exploration, souple et ciblée, de la plasticité neuronale face à une stimulation visuelle d’un type entièrement nouveau.
Elle pourrait également, selon les chercheurs, être testée pour restaurer une vision trichromatique complète chez des personnes atteintes de daltonisme, en particulier celles incapables de percevoir la couleur rouge qu’elles confondent avec le vert.
Et si l’on poussait encore plus loin l’expérience ? En théorie, concluent les auteurs de l’article, rien n’interdit d’envisager, chez un sujet trichromate, la création d’une tétrachromatie fonctionnelle. Autrement dit : l’ajout d’un quatrième type de cône, capable de démultiplier la perception des couleurs jusqu’à des degrés aujourd’hui insoupçonnés. Mais ce n’est là qu’un horizon lointain. Car pour y parvenir, il faudrait pouvoir stimuler durablement un bien plus grand nombre de photorécepteurs. Patience… La technologie nous en fera peut-être un jour voir de toutes les couleurs — et même un peu plus.
Pour en savoir plus :
Fong J, Doyle HK, Wang C, et al. Novel color via stimulation of individual photoreceptors at population scale. Sci Adv. 2025 Apr 18 ;11(16) :eadu1052. doi : 10.1126/sciadv.adu1052
Pandiyan VP, Jiang X, Maloney-Bertelli A, et al. High-speed adaptive optics line-scan OCT for cellular-resolution optoretinography. Biomed Opt Express. 2020 Aug 26 ;11(9) :5274-5296. doi : 10.1364/BOE.399034
Zhang F, Kurokawa K, Lassoued A, Crowell JA, Miller DT. Cone photoreceptor classification in the living human eye from photostimulation-induced phase dynamics. Proc Natl Acad Sci U S A. 2019 Apr 16 ;116(16) :7951-7956. doi : 10.1073/pnas.1816360116
Roorda A, Williams DR. The arrangement of the three cone classes in the living human eye. Nature. 1999 Feb 11 ;397(6719) :520-2. doi : 10.1038/17383