Dans la petite assemblée réunie à la mairie de Dakatéli, dans le sud-est du Sénégal, à une poignée de kilomètres de la frontière avec la Guinée, tous ont la même réaction de gêne et de désapprobation. « Si demain l’excision était à nouveau pratiquée dans le village, nous irions à la gendarmerie », répond après un court silence Tamba Diallo, le chef de cette commune de 5 000 habitants.
A première vue, cette déclaration pourrait paraître anodine : depuis 1999, une loi incrimine la pratique de l’excision et de toutes les mutilations génitales féminines, la rendant passible de six mois à cinq ans de prison. Mais elle ne l’est pas. Malgré la législation en vigueur, 25 % des femmes sont toujours excisées au Sénégal, selon un rapport de l’Unicef de 2022. A l’extrême sud-est du pays, dans la région de Kédougou, où se situe la commune de Dakatéli, ce chiffre s’élève même à 91 %.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, il existe trois types d’excision. Le premier consiste en l’ablation partielle ou totale du clitoris. Pour le second, à l’ablation du clitoris, s’ajoute celle des petites et/ou des grandes lèvres. Enfin, l’infibulation, en plus des ablations, entraîne un rétrécissement de l’orifice vaginal par recouvrement, en repositionnant les petites et/ou les grandes lèvres. Ne reste alors qu’une minuscule ouverture pour l’urine et les menstruations.
Passage à l’âge adulte
« A Dakatéli, toutes les femmes sont mutilées », affirme Bineta Kanté Diallo. Cette quinquagénaire, qui porte un léger voile bleu ciel et dont le sourire est entravé par la perte de ses quatre incisives, sait de quoi elle parle. Jusqu’à ce que la pratique soit bannie, elle était l’exciseuse du village. Elle a perpétré la pratique séculaire, transmise par sa grand-mère, pendant dix ans. « C’est une responsabilité que l’on m’a confiée, un héritage, raconte-t-elle, sans regrets. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais été sanctionnée. »
Après quelques minutes de marche dans les allées sablonneuses de Dakatéli, Bineta Kanté Diallo entre dans sa case et réapparaît aussitôt de l’autre côté. C’est là, derrière une palissade en bambous à peine plus haute qu’elle, que « l’opération » se déroulait. Avec pour seul outil la lame d’un vieux couteau et quelques tissus pour éponger le sang. Selon les coutumes, les cérémonies avaient lieu après un baptême, entre la naissance et les 2 ou 3 ans de l’enfant, ou avant le passage à l’âge adulte, entre 14 et 15 ans.
Dans ces territoires de l’extrême sud-est du Sénégal, à la lisière des montagnes denses de Guinée, quatre communautés cohabitent : les Bassaris et les Bédiks (majoritairement chrétiens), ainsi que les Peuls et les Coniaguis (majoritairement musulmans). Tous pratiquent ou ont pratiqué l’excision au nom de traditions, dictées par des prêches religieux erronés – ni la Bible, ni le Coran n’en font mention – ou des normes sociales visant à préserver les filles de rapports sexuels avant le mariage.
« La même lame pour plusieurs femmes »
« C’est une pratique aux conséquences irrémédiables », affirme Youssouf Sène, infirmier-chef dans le village voisin de Kévoye. En poste depuis quatorze ans, il traite régulièrement des complications sur les jeunes femmes. Les cas d’infection chronique et d’hémorragie y sont fréquents, jusqu’à la mort. « L’excision est pratiquée avec des objets souillés sans stérilisation ni désinfectant, avec la même lame pour plusieurs femmes », explique le soignant, qui précise que les risques d’infection par le VIH sont décuplés chez les victimes d’excision. « L’accouchement est aussi plus compliqué et douloureux, une partie de l’appareil génital externe ayant été mutilé. »
« C’est seulement en 2023 qu’aucune fille n’a été “touchée” à Dakatéli », assure l’ancienne exciseuse. Cette année-là, les autorités ont signé, avec 51 villages du département de Salémata, une charte d’abandon de l’excision : la déclaration d’Ethiolo, du nom du village qui a accueilli l’événement. En 2024, 21 autres localités ont suivi. Désormais, 16 000 habitants ont été sensibilisés, selon Hervé Bangar, militant anti-excision et coordinateur de projets dans la région de Kédougou, qui a lui-même perdu deux sœurs aînées à la suite d’infections liées à l’excision.
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En 2019, cet ancien enseignant, enfant du pays bassari, a démarré sa mission avec l’ONG Tostan, qui travaille sur les questions des droits humains dans les zones rurales. Depuis, il sillonne à moto les pistes de terre rouge qui ondulent sur les basses collines du secteur. D’abord hésitantes, puisque l’unique tentative de sensibilisation de la part du centre de santé de Kédougou, en 2019, n’avait pas convaincu, les autorités communales de Dakatéli, incluant les chefs religieux et l’exciseuse, ont fini par accepter sa main tendue. D’après le processus élaboré par l’ONG, trois années de sensibilisation précèdent la signature de l’abandon. « L’objectif est d’arriver à l’abandon de la pratique par conviction, plutôt que par injonction », résume-t-il.
« L’abandon est réel dans la zone »
En six ans, Tostan a formé vingt agents de mobilisation sociale, pour la plupart des jeunes femmes originaires des environs. Aussi appelées « facilitatrices », « leur rôle est de promouvoir l’amélioration des pratiques sanitaires pour arriver à l’abandon de l’excision », explique Hervé Bangar. Edith Kema Boubane, 26 ans, est l’une d’entre elles. « L’excision apporte beaucoup de problèmes aux femmes », estime cette mère de deux enfants. D’année en année, son militantisme s’est accru, au point qu’elle s’avoue à demi-mot « féministe ». « Plus on sensibilisera, moins on touchera à nos filles, poursuit-elle, en serrant fort contre elle sa petite Georgette, 5 ans. Grâce à notre combat, [ma fille] a été épargnée. »
Ces communautés se savaient-elles dans l’illégalité ? A l’ombre du manguier de son jardin, Augustin Tablet Bindia, chef adjoint du village d’Epingué et ancien exciseur, jure avoir longtemps été dans l’ignorance en raison de l’isolement. Depuis la capitale régionale, Kédougou, il faut un peu plus de deux heures pour rallier la zone. D’abord par la route goudronnée de Salémata, ouverte en 2023, puis par des pistes sinueuses, impraticables pendant la saison des pluies (de juin à septembre). « L’information a mis du temps à nous parvenir », assure-t-il, d’autant que le village n’est pas électrifié, sauf quelques cases avec des panneaux solaires. La première gendarmerie est à plus d’une heure et demie, tandis que les administrations et leurs représentants sont à Kédougou. Dans la région, « il est déjà arrivé que le tribunal relaxe des exciseuses, considérant qu’elles ne savaient pas que leur pratique était interdite », rapporte Hervé Bangar.
Aujourd’hui, la plupart des exciseuses sensibilisées par le programme de Tostan sont chargées du suivi de l’abandon de l’excision dans leurs villages. C’est le cas de Bineta Kanté Diallo. Sous le regard de ses petits-enfants, elle pointe du doigt un jeune manguier dans son arrière-cour. « Il a remplacé un vieil arbre qui abritait les cérémonies, que l’on a coupé et brûlé pour marquer la fin de la pratique », dit-elle, consciente d’avoir depuis « sans doute sauvé des vies ».
S’il faudra des années pour voir une amélioration sur la santé des femmes – la plupart des complications apparaissant à l’accouchement –, l’infirmier Youssouf Sène indique voir moins de cas d’hémorragie causés par une excision récente. « L’abandon est réel dans la zone », assure-t-il. Village après village, la sensibilisation pour l’abandon de l’excision se poursuit. « Il ne suffit pas de sensibiliser une fois, une exciseuse, ni un village, ni deux, ni même dix. Il faut aller toujours plus loin, y compris de l’autre côté de la frontière guinéenne, très poreuse », prévient Hervé Bangar. En Guinée, près de 95 % des femmes âgées de 15 à 49 ans sont excisées, d’après un rapport de l’Unicef de mars 2024, ce qui en fait le deuxième pays au monde le plus touché par ce fléau, après la Somalie.