Depuis lundi, des élèves musulmanes habituées aux abayas se tournent vers d’autres vêtements, qui éveillent malgré tout les soupçons de l’équipe éducative, dans une ambiance de méfiance réciproque.
Place aux choses sérieuses. Au lendemain de la rentrée au lycée La Martinière-Duchère, quelque 2 000 élèves ont officiellement repris les cours, mardi 5 septembre, dans cet établissement situé dans un quartier populaire de Lyon. Dès le petit matin, le flot d’adolescents retrouve ses habitudes et montre patte blanche à l’entrée, pass personnel en main. Les foulards islamiques, portés par des dizaines de jeunes filles, sont retirés et enfouis dans les sacs, comme le prévoit la loi depuis bientôt dix ans. Une rentrée comme les autres, ou presque.
L’équipe pédagogique postée devant les grilles observe les tenues avec minutie. Dès qu’apparaît une lycéenne aux vêtements amples, l’attention redouble : abaya ou pas abaya ? Des consignes de fermeté ont été transmises au personnel pour faire respecter l’interdiction du port de cette longue robe originaire du Moyen-Orient, désormais considérée par le gouvernement comme un vêtement à connotation religieuse contraire à la loi sur la laïcité à l’école.
>> Pourquoi l’interdiction de l’abaya à l’école interroge sur le plan juridique
“Bonjour ! Bonjour !” Venu superviser les contrôles, Olivier Coutarel, le proviseur, rattrape une étudiante en BTS qui s’apprête à franchir les portiques d’accès. Fatou*, 17 ans, porte un pantalon et un “kimono”, un long gilet couvrant de plus en plus à la mode. Cet ensemble, ample et fin, est suffisamment suspect aux yeux du chef d’établissement pour valoir à la jeune femme un aparté avec lui. La veille, une quinzaine d’élèves ont même été convoquées dans son bureau après avoir “retenu l’attention” du personnel. “Nous avons dialogué avec chacune et la moitié d’entre elles ont pu aller en classe”, rapporte Olivier Coutarel. “L’autre moitié a été priée de rentrer à la maison et de revenir avec une autre tenue aujourd’hui.”
“C’est grave d’en arriver là”
Pour le début des cours, Isra* a choisi d’enfiler un pantalon clair et un tee-shirt gris. Elle espère, cette fois, ne pas le regretter. La veille, cette élève de terminale a fait partie des jeunes filles convoquées par la direction. De confession musulmane, Isra porte volontiers des abayas, un vêtement qu’elle trouve “confortable, beau et qui cache les formes”. Une tenue d’été, aussi, pour changer des épais “joggings” qu’elle dit enfiler en hiver. Lundi matin, les abayas sont restées au placard au profit d’une longue robe verte en velours laissant apparaître ses poignets et ses chevilles. Pas d’abaya, ça ira, croyait-elle.
“Le proviseur m’a dit que j’essayais de contourner le texte et que c’était de la provocation. Je lui ai répondu que ma tenue n’était pas religieuse et que j’avais le droit d’avoir une robe.”
Isra, élève au lycée La Martinière-Duchèreà franceinfo
L’élève de 17 ans est sortie de là abasourdie, d’autant que deux de ses amies venues en robes longues n’ont, elles, pas eu de rappel à l’ordre. “Sans doute parce que la mienne était blanche à motifs bleus”, suppute l’une. L’autre ne portait pas de voile avant d’entrer, ce qui l’aurait épargnée des regards suspicieux des adultes, selon l’hypothèse des filles. “C’est grave d’en arriver là”, soupire Isra.
Dans son bureau, le proviseur affirme avoir pour seule boussole la loi de 2004. “Le ministre a apporté une réelle clarification en nommant l’abaya, mais toute autre manifestation ostensible d’une appartenance religieuse par un signe ou une tenue reste prohibée”, défend Olivier Coutarel. “L’école ne peut pas rester indifférente au phénomène”, lance-t-il, tout en appelant à relativiser ces situations très minoritaires. Il salue le “respect de l’école et de la loi” par la quasi-totalité des élèves et des familles.
“Ma fille est pudique”
Parmi les élèves interrogées par franceinfo, toutes avaient pris connaissance des nouvelles règles sur l’abaya. Mais aucune n’en comprend le bien-fondé. “Je ne vois pas pourquoi on aurait peur d’une tenue ou pourquoi on s’obstine sur le corps des gens”, s’interroge Louisa*, 17 ans. Elle-même aime porter “ce vêtement à la mode”, loin de toute “connotation religieuse”, qui “aide à lutter contre les complexes”.
L’argument de la pudeur n’est pas sans lien avec la pratique de l’islam, estime toutefois Lynda, 36 ans, mère d’une élève convoquée lundi. “Ma fille est pudique parce qu’elle est dans la religion, et c’est son choix”, défend cette “croyante pas pratiquante”, vêtue d’une robe rose moulante et décolletée. Le jour de la rentrée, son ado s’est présentée en “tee-shirt, kimono et pantalon” et n’a pourtant “pas pu aller en classe”, selon la mère, outrée.
“C’était déjà un grand effort pour ma fille de renoncer à l’abaya.”
Lynda, mère d’une lycéenneà franceinfo
Non loin, Hind* et Kahina* disent en avoir été de leur poche pour “trouver des alternatives” à l’abaya. En faisant les magasins, elles ont opté pour des jupes en jean, longues et cintrées. “Ça affecte le moral de se casser la tête à savoir comment on peut s’habiller”, se désole Hind, résignée. Elle dit avoir senti le vent tourner dès l’hiver dernier à La Martinière-Duchère, quand le proviseur, arrivé quelques mois plus tôt, a “convoqué toutes les voilées du lycée”. “C’était bizarre, un mélange de curiosité et de rappel à l’ordre.”
“Cela faisait deux ans que l’on demandait une position claire”
Le chef d’établissement confirme avoir, ces derniers mois, “reçu des élèves dont les tenues [lui] avaient été rapportées comme manifestant ostensiblement une appartenance religieuse”. Il entendait instaurer “un dialogue” sur le port de l’abaya et dit avoir pu mesurer la “difficulté à discerner les motivations” des élèves, entre “effet de mode TikTok”, “souci d’être élégante” et “volonté d’une observance religieuse”.
“Il y a chez ces jeunes filles un immense besoin légitime de respect et de reconnaissance. C’est aussi un âge de fragilité et de susceptibilité, où l’on cherche à définir sa place sociale.”
Olivier Coutarel, proviseur du lycée La Martinière-Duchèreà franceinfo
Face à la multiplication du port des abayas, Olivier Coutarel s’est senti désarmé et s’est finalement contenté d’une mise à jour du règlement intérieur (PDF), en mai, pour insister sur l’interdiction de tous les vêtements qui “incorporent” le voile islamique, “quel que soit le nom qu’on leur donne”, et sur l’obligation de ranger dans le sac tout signe religieux ostensible. Le recteur d’académie lui a emboîté le pas, cet été, en glissant dans les dossiers d’inscription un formulaire sur l’interdiction des vêtements manifestant une appartenance religieuse “par leur nature ou par le comportement de l’élève”.
L’interdiction de l’abaya énoncée peu avant la rentrée par le ministre de l’Education nationale, Gabriel Attal, a été “extrêmement bien accueillie” par le proviseur, ainsi que par ses homologues du département. “Cela faisait près de deux ans que l’on demandait une prise de position claire et nette de nos autorités”, rappelle Gérard Heinz, représentant du syndicat des personnels de direction SNPDEN dans le Rhône. “On va pouvoir rappeler aux familles que la laïcité est garante du respect des convictions de chacun, qui n’ont pas à être affirmées par une tenue spécifique à l’école.”
“Cela ne va pas nous simplifier la rentrée”
Destiné à résoudre certains problèmes d’atteinte à la laïcité, le bannissement des abayas des établissements scolaires pourrait pousser des jeunes à se détourner du lycée public. Enveloppée dans un ample kimono beige, Neyla, 19 ans, enfile son voile noir à la sortie du lycée, aidée par une amie qui lui tient son téléphone en guise de miroir. “Sans le voile, il me manque un petit truc”, sourit-elle, elle qui le porte par “devoir” en tant que femme musulmane. Privée d’abaya, cette élève de terminale dit envisager de renoncer à “faire un BTS” au lycée. “Je réfléchis à aller à la fac”, où le port de signes religieux n’est pas interdit, “ou alors dans un établissement musulman”, dit-elle.
Les plus inquiètes sont peut-être les mères. “Après sa convocation à la rentrée, ma fille était en pleurs et menaçait d’arrêter l’école”, raconte Lynda. “Le soir, la mienne a dit à son père ‘Déscolarise-moi, papa’“, rapporte Hajar*, la mère d’Isra. “C’est malheureux. C’est un bon lycée. Elle tire sa classe vers le haut et je veux qu’elle aille loin. J’ai changé toute sa garde-robe exprès, cet été. On a encore le droit de porter une robe ? Ou l’abaya est juste un prétexte pour cibler les musulmans ?”
“On nous fait encore nous sentir comme des étrangers.”
Hajar, mère d’une lycéenneà franceinfo
Dans les rangs enseignants, “on craint des départs vers le privé confessionnel”, rapporte Rindala Younès, responsable du syndicat Snes-FSU dans le Rhône. “Il va y avoir des crispations et cela ne va pas nous simplifier la rentrée”, expose-t-elle. De son côté, le proviseur de La Martinière-Duchère se satisfait de la “temporalité pertinente” de l’interdiction, car “les choses se lancent à la rentrée”. Il mise désormais sur la pédagogie et un “travail au long cours”. “Cette interdiction ne vise pas des personnes, mais des comportements. Il n’y a aucune malveillance. On a à cœur d’accueillir tout le monde.” Reste à faire entendre le message.
* Certains prénoms ont été modifiés à la demande des intéressées.