Chez nombre d’animaux poilus, quels sont les mécanismes neurologiques qui sous-tendent l’ébrouement, ce comportement se manifestant par l’apparition de secousses de tout le corps au sortir de l’eau ? Comment expliquer la survenue des mouvements stéréotypés que fait un chien lorsqu’il sort d’un plongeon dans l’eau ? Un comportement qui porte en anglais un nom évocateur (wet dog shakes, littéralement « secousses du chien mouillé »). Telle est la question qui a agité des chercheurs américains du Howard Hughes de la faculté de médecine de Harvard (Boston).
Ces neurobiologistes ont utilisé plusieurs techniques sophistiquées pour analyser et décrypter, chez des souris, les mécanismes de ce fascinant comportement. Ils ont eu recours à la génétique, la physiologie et l’optogénétique pour découvrir les structures nerveuses et les voies neuronales impliquées dans un comportement conservé aussi bien chez la souris et le rat que chez d’autres mammifères ayant un pelage, tels que les chiens, les chats, les ours, les tigres, les lions, pour n’en citer que quelques uns.
Chez ces animaux poilus, ce comportement réflexe consiste en la survenue d’oscillations rapides de la tête et du haut du tronc, après exposition du dos à l’eau ou à certaines substances irritantes et potentiellement délétères. Il vient perdre sa part de mystère au vu de résultats publiés le 8 novembre 2024 dans la revue Science.
Pour mener à bien leurs expériences, les chercheurs ont utilisé plusieurs moyens pour déclencher un ébrouement chez des souris, tels que des gouttelettes d’huile de graines de tournesol, de fins filaments de nylon calibrés pour fléchir à une force connue lorsqu’appliqués sur la peau du dos, ou encore de fins courants d’air. Constatant que les gouttelettes d’huile de tournesol provoquaient un ébrouement comparable à d’autres méthodes, ils ont opté pour ce type de stimuli pour élucider quel type de neurones et quel circuit neuronal étaient à l’origine de ce comportement stéréotypé chez ces mammifères à poils.
Chez ces souris, l’application sur la peau du dos de ces gouttelettes huileuses a entraîné un ébrouement, caractérisé par une série de secousses d’une durée de plus de cinq minutes et souvent accompagnées de mouvements de grattage et de toilettage. En moyenne, le dépôt d’une seule gouttelette provoquait des secousses après une dizaine de secondes. Les secousses étaient les plus fortes pendant la première minute. Le comportement était stéréotypé chez tous les rongeurs, avec en moyenne 3 allers-retours complets à chaque série de secousses.
Les souris ont répondu plus fortement lorsque les chercheurs appliquaient les gouttes d’huile sur la nuque que sur le bas du dos. Par ailleurs, aucun ébrouement n’a été observé lorsque les gouttelettes d’huile étaient appliquées sur la cuisse des souris.
Les chercheurs ont voulu savoir quel type de récepteurs cutanés étaient stimulés. Pour ce faire, ils ont utilisé des souris génétiquement manipulées, dépourvues en récepteurs Piezo2 dans le ganglion rachidien dorsal, situé sur la racine sensitive dorsale du nerf rachidien qui émerge de la moelle épinière. Piezo2 est un mécanorécepteur, autrement dit un canal ionique sollicité lors des stimulations mécaniques. Il joue un rôle crucial dans la perception du toucher.
Signalons au passage que la découverte des canaux ioniques mécanosensibles Piezo a permis de comprendre les mécanismes fondamentaux de la perception du toucher. Elle a été mise à l’honneur lors de l’attribution, en 2021, du prix Nobel de médecine ou de physiologie à David Julius et Ardem Patapoutian pour leurs travaux sur les récepteurs de la température et du toucher.
Piezo2, principal senseur du toucher
En l’absence de mécanorécepteur Piezo 2 dans le ganglion rachidien dorsal, les souris ne s’ébrouaient pas lorsqu’on leur appliquait de huile de tournesol dans le bas du dos. De même, aucune secousse ne se produisait chez des souris mutantes lorsqu’on y déposait de l’eau. Cette absence d’ébrouement est donc due à l’absence de stimuli mécaniques chez ces rongeurs dépourvus en récepteurs Piezo 2.
Mais quels sont donc les neurones sensoriels qui véhiculent l’information tactile perçue par les mécanorécepteurs Piezo 2 ? Il ressort que de tous les types de neurones sensoriels présents dans le ganglion rachidien dorsal, les mécanorécepteurs C à bas seuil (C-LTMRs) sont ceux qui répondent le plus fortement à l’application de gouttelettes huileuses sur la peau du dos. Les neurones C-LTMRs sont non myélinisés. Ils forment des fibres nerveuses de petit diamètre qui aboutissent dans une région très précise de la moelle épinière dorsale, en l’occurrence dans une partie superficielle appelée lamina II (ou lame II).
Ce sont donc ces fibres nerveuses composées de neurones sensoriels particuliers, les mécanorécepteurs C à bas seuil (C-LTMRs), qui véhiculent les stimuli à l’origine de l’ébrouement. Elles innervent les follicules pileux de la peau poilue et détectent le toucher léger. Ces neurones C-LTMRs, dont le corps cellulaire se situe dans les ganglions rachidiens dorsaux, se terminent donc dans la peau au niveau des follicules pileux.
Les chercheurs ont ensuite utilisé l’optogénétique pour identifier et confirmer que ces neurones sensoriels, qui répondent à des stimuli de très bas seuil, sont effectivement impliqués dans l’ébrouement chez la souris. L’optogénétique consiste à introduire dans une cellule un gène qui code une protéine photosensible. Cette technique permet ainsi à des neurones de devenir sensibles à la lumière. Elle permet d’allumer et d’éteindre des populations de neurones génétiquement modifiés, permettant ainsi d’étudier le fonctionnement des circuits neuronaux.
Mécanorécepteurs C à bas seuil
Les expériences ont consisté à éclairer la peau du cou ou du dos de souris, tout en observant si elles présentaient ou non des secousses. Il ressort que la stimulation par optogénétique des mécanorécepteurs C à bas seuil (C-LTMRs) dont les prolongements se terminaient dans la peau du cou a déclenché un ébrouement très prononcé. Celui-ci étaient de moindre ampleur lorsque la stimulation concernait les fibres des mécanorécepteurs C à bas seuil situées dans le bas du dos. Enfin, la stimulation optogénétique des neurones C-LTMRs situés dans la cuisse ne provoquait aucun ébrouement.
Les chercheurs ont ensuite montré que l’ablation des neurones C-LTMRs avait pour conséquence de réduire d’environ de moitié l’ébrouement normalement provoqué par l’application de gouttelettes huileuses.
Il restait pour les chercheurs à savoir quelle était la voie neuronale empruntée jusqu’au cerveau par l’information tactile générée par la stimulation des neurones C-LTMRs. Des expériences d’optogénétique ont montré que ces mécanorécepteurs C à bas seuil entrent en contact avec des neurones situés dans le cerveau au niveau du noyau parabrachial latéral, une petite zone du tronc cérébral qui intègre de nombreuses informations provenant de la moelle épinière*.
En réduisant au silence le noyau parabrachial latéral en utilisant l’optogénétique, les chercheurs ont aboli la capacité des souris à s’ébrouer lorsqu’on leur appliquait des gouttelettes d’huile de tournesol ou lorsqu’on stimulait dans la peau les neurones C-LTMRs. Ces animaux pouvaient cependant toujours de se gratter, se toiletter et bouger normalement, ce qui indique que ce circuit neuronal est spécifique de l’ébrouement.
Voie spinoparabrachiale
Ces résultats montrent donc que la voie spinoparabrachiale (qui relie la moelle épinière au noyau parabrachial latéral) est impliquée dans l’ébrouement. C’est donc elle qui véhicule ensuite jusqu’au cerveau les signaux initialement convoyés au niveau de la peau poilue par les neurones mécanorécepteurs C à bas seuil.
Un mystère qui remonte à des recherches publiées en 1939
Dans la mesure où ces les fibres neuronales C-LTMRs possèdent une extrémité périphérique de forme lancéolée innervant la base des follicules pileux, les chercheurs émettent l’hypothèse que ces mécanorécepteurs détectent les plus petites forces s’exerçant sur la peau poilue, comme l’eau, les mouvements d’insectes et de parasites, et autres stimuli qui dévient les poils. Le cerveau de l’animal déclenche alors une réponse motrice, le fameux ébrouement, pour lui permettre de se débarrasser de la substance irritante ou d’une menace potentielle.
Marc Gozlan (Suivez-moi sur X, Facebook, LinkedIn, Mastodon, BlueSky, et sur mon autre blog ‘Le diabète dans tous ses états‘, consacré aux mille et une facettes du diabète – déjà 73 billets).
* Les noyaux parabrachiaux sont des noyaux pairs symétriques comprenant le noyau parabrachial ventral, le noyau parabrachial latéral et le noyau parabrachial médian. Ils sont localisés dans la formation réticulée (relais entre la moelle épinière et l’encéphale), à la jonction du mésencéphale et de la partie dorso-latérale du pont. Les neurones des noyaux parabrachiaux sont notamment mis en jeu dans la douleur. L’aire parabrachiale reçoit la majeure partie du contingent de fibres issus des neurones spécifiques de la couche superficielle de la moelle. Cette aire entretient des connexions vers l’hypothalamus.
Pour en savoir plus :
Zhang D, Turecek J, Choi S, et al. C-LTMRs mediate wet dog shakes via the spinoparabrachial pathway. Science. 2024 Nov;386(6722):686-692. doi: 10.1126/science.adq8834
Li L, Rutlin M, Abraira VE, et al. The functional organization of cutaneous low-threshold mechanosensory neurons. Cell. 2011 Dec 23;147(7):1615-27. doi: 10.1016/j.cell.2011.11.027
Zotterman Y. Touch, pain and tickling: an electro-physiological investigation on cutaneous sensory nerves. J Physiol. 1939 Feb 14;95(1):1-28. doi: 10.1113/jphysiol.1939.sp003707
Sur le web :
How Do You Feel? The Molecules That Sense Touch Nobel Lecture. Nobel Foundation. December 7, 2021, Ardem Patapoutian.