Des fourmis rousses vivantes pour fabriquer du yaourt ? Oui, vous avez bien lu ! Ces minuscules ouvrières apportent à la fois les précieuses bactéries et les acides indispensables pour lancer la fermentation. Seriez-vous prêt à tremper votre cuillère dans un yaourt fermenté par des fourmis bien vivantes ? Quoi que vous répondiez, sachez qu’une équipe de chercheurs danois et allemands vient de lever le voile sur l’une des pratiques les plus étonnantes et décalées de l’histoire alimentaire : utiliser des fourmis comme agents de fermentation, un sujet à la croisée des chemins entre traditions ancestrales, gastronomie et microbiologie.

Pour faire le yaourt, quatre fourmis vivantes ont été ajoutées à un pot de lait cru réchauffé.

Pour débusquer les secrets d’une recette encore pratiquée en Turquie et dans certains pays des Balkans, les chercheurs anthropologues, chefs cuisinniers et scientifiques spécialisés en alimentation se sont rendus à Nova Mahala, un village bulgare, pour ressusciter un yaourt aux fourmis selon les méthodes locales. Leur étude a été publiée le 3 octobre 2025 dans la revue en ligne iScience.

Pour l’expérience, ils ont choisi du lait cru de vache fraîchement recueilli et des fourmis rousses des bois (Formica rufa), collectées au bord du village. Le lait était chauffé jusqu’à frôler l’ébullition, à une température telle qu’elle « mordait le bout du petit doigt ». Quatre fourmis, toujours bien vivantes, ont été plongées dans 400 mL de lait. L’ouverture du bocal a été recouverte d’une étamine et le tout enveloppé dans un tissu pour garder la douceur thermique.

Le tout a ensuite été enfoui au cœur de la fourmilière, entièrement recouvert par le matériau du nid. Ce dernier, grâce à la chaleur qu’il dégage naturellement, transforme la colonie en incubateur vivant, parfait pour stimuler la fermentation. Le pot a été récupéré après 26 heures d’incubation.

Dans ce procédé, les fourmis jouent le rôle d’inoculum, tandis que la fourmilière fait office d’incubateur naturel. À ce stade, l’acidité, la texture et la saveur du mélange évoquent les tous premiers balbutiements d’un yaourt en devenir : le lait s’était acidifié jusqu’à atteindre un pH de 5, s’était coagulé au fond du récipient et dévoilait « un goût légèrement acidulé, avec des notes herbacées ».

Un restaurant danois qui fourmille d’idées neuves

Avant d’aborder en détail les résultats biochimiques et bactériologiques de l’étude, il faut souligner la participation active de l’équipe de recherche et développement du restaurant Alchemist, à Copenhague. Celle-ci s’est distinguée en concoctant des créations culinaires audacieuses, élaborées à partir de fourmis.

Classé cinquième aux World’s 50 Best Restaurants cette année et auréolé de deux étoiles Michelin, cet établissement ne manque pas d’inventivité. Ses chefs ont imaginé trois recettes inédites, s’appuyant sur des expériences qui prouvent que l’ajout de fourmis Formica rufa dans le lait déclenche sa coagulation. Ici, aucune limite : fourmis vivantes, congelées ou déshydratées, toutes passent à la casserole.

Pour preuve, le ant-wich : une glace réalisée à partir de yaourt de brebis, fermenté par des fourmis vivantes servant de levain. Cette glace était prise en sandwich entre un gel infusé aux fourmis et des tuiles croustillantes, l’ensemble étant découpé en forme de fourmi à l’aide d’un pochoir au laser. Les fourmis apportent une acidité marquée et piquante, qui contraste avec la richesse du lait, tandis qu’une température de service de –11 °C permet d’équilibrer ce dessert hors norme.

Dans la foulée, les chefs ont créé un « mascarpone » au lait de chèvre, la coagulation étant catalysée par des fourmis déshydratées. Résultat : une texture proche du mascarpone classique, mais une saveur intense, aromatique, évoquant un pecorino bien vieilli.

Pour finir, ils ont élaboré un cocktail lacté inspiré d’une tradition du XVIIIᵉ siècle : habituellement, le lait est caillé avec un acide citronné. Ici, ce sont les fourmis déshydratées qui provoquent le caillage et la séparation du lait. Le cocktail offre des notes fruitées (liqueur d’abricot, brandy avec raisins, figues séchées, pommes caramélisées) et une texture soyeuse grâce au lactosérum résiduel du lait. Remplacer le citron par les fourmis a permis d’obtenir une acidité plus douce et une saveur originale, enrichie de nuances fruitées.

Entre innovation culinaire et vigilance sanitaire

Les chercheurs mettent en garde : hors de question de s’improviser chef entomologue dans sa cuisine, à moins d’être un microbiologiste alimentaire aguerri. Pourquoi ? Parce que les fourmis vivantes peuvent héberger un passager clandestin indésirable : le parasite Dicrocoelium dendriticum, qui provoque chez l’homme une distomatose hépatique. Certes, le risque d’infection reste faible, mais ce petit ver de 5 à 15 mm de long peut coloniser la vésicule et les voies biliaires, entraînant irritations des canaux biliaires, hépatite infectieuse, douleurs hépatiques, diarrhée, anémie, constipation.

Dans les expérimentations culinaires, les fourmis vivantes ont été broyées puis mélangées à un peu de lait, avant filtration sur maille fine pour éliminer d’éventuels parasites, tout en laissant passer bactéries et levures dans le milieu de fermentation. La congélation constitue une autre méthode validée pour tuer le parasite. Attention toutefois : une congélation suivie d’une longue incubation à des températures élevées, comme celles requises pour la fermentation, peut favoriser l’apparition de microbes pathogènes, notamment les redoutés Bacillus.

Dernier avertissement : à ce jour, les fourmis ne font pas partie de la liste des insectes officiellement autorisés à la consommation humaine en Europe, selon le règlement 2015/2283 sur les nouveaux aliments.

Explorer scientifiquement le rationnel d’une pratique ancestrale

Revenons maintenant à l’étude publiée dans iScience  qui éclaire comment l’holobionte de la fourmi, autrement dit l’insecte et les bactéries qu’il héberge, peut initier la fermentation du lait. Les chercheurs ont voulu tester si ce tandem inséparable, fourmi et microbes, était capable d’apporter les acides et les enzymes requis pour transformer le lait en yaourt.

Pour comprendre ce phénomène, l’équipe s’est penchée sur les fourmis rousses (Formica rufa) utilisées comme levain naturel, en s’appuyant sur des témoignages ethnographiques et des expérimentations culinaires actuelles.

Un petit détour historique s’impose : le yaourt, ce lait fermenté si particulier par son acidité et sa texture, est le fruit de relations complexes entre humains, animaux, microbes et même l’environnement. Ce sont les microbes qui, en « colonisant » le lait, déclenchent par leurs processus enzymatiques la transformation en un yaourt acide et onctueux. Cette alliance interespèces se retrouve dans le terme turc désignant le levain : « maya ».

Au début du XXᵉ siècle, deux microbiologistes célèbres, Stamen Grigorov et Ilya Metchnikoff, isolent Lactobacillus delbrueckii subsp. bulgaricus à partir du « maya » bulgare, ouvrant la voie du yaourt industriel, standardisé et bien moins riche en biodiversité.

Bien avant l’ère industrielle et l’avènement des souches bactériennes standardisées, on recourait à des matériaux végétaux pour aider la fermentation du lait : fleurs de camomille, de tilleul ou racines d’ortie, notamment en Turquie et ailleurs. Cette pratique de démarrage du premier yaourt se retrouve un peu partout dans les Balkans. En Turquie, c’est souvent avec des fourmis adultes, leurs œufs, larves, nymphes ou du matériau du nid que l’on procède.

Holobionte  ou comment la fourmi et ses microbes font recette

Les chercheurs ont émis l’hypothèse que l’holobionte de la fourmi pouvait fournir les acides nécessaires à la fermentation. Pour tester cette idée, ils ont confectionné des yaourts expérimentaux en utilisant des fourmis vivantes, congelées ou déshydratées.

L’ajout de fourmis vivantes dans le lait frais a permis d’introduire des bactéries lactiques qui se sont multipliées au cours de la fermentation. Les analyses par PCR quantitative ont confirmé cette prolifération, tandis que des techniques de biologie moléculaire ont identifié les bactéries viables présentes dans le yaourt.

Dans les yaourts issus de fourmis vivantes, plusieurs espèces de bactéries lactiques ont pu être cultivées. Parmi elles, Fructilactobacillus sanfranciscensis a été isolée, une bactérie non seulement associée aux fourmis, mais également connue pour son rôle dans la fermentation du pain au levain. Ces yaourts présentaient un microbiote riche et stable, dominé par des bactéries lactiques et acétiques.

En revanche, les yaourts préparés avec des fourmis congelées ou déshydratées ont montré une diversité bactérienne variable et la présence éventuelle de Bacillaceae, une famille de bactéries sporulées. Dans ces yaourts, les Bacillaceae dominaient, alors qu’elles étaient absentes ou quasi inexistantes dans les yaourts issus de fourmis vivantes. Plusieurs espèces ont été isolées, dont Bacillus cereus, un contaminant alimentaire connu. Même si la quantité observée ne suffit pas à déclarer ces yaourts impropres, leur présence indique un risque potentiel.

En somme, le microbiote des fourmis mortes (qu’elles soient congelées ou séchées), contrairement à celui des fourmis vivantes, n’a pas le talent requis pour servir de levain à la fermentation du yaourt.

L’acidification du lait : quand fourmis et bactéries conjuguent leurs talents

Les chercheurs ont montré que la transformation du lait en yaourt repose sur une véritable synergie entre fourmis et bactéries. Dans un yaourt classique, ce sont les bactéries qui métabolisent le lactose, produisant surtout de l’acide lactique, mais aussi de plus petites quantités d’acide acétique et formique. Ces acides sont essentiels : ils donnent au yaourt son goût acidulé, sa texture épaisse et assurent sa conservation. Or, les fourmis du genre Formica possèdent une glande à venin très riche en acide formique, pouvant représenter jusqu’à 10 % de leur poids ! L’étude révèle que cet acide formique est l’acide le plus abondant dans les yaourts obtenus à partir de fourmis, diffusant dans le lait et influençant le profil acidulé et la texture spécifique du produit.

Outre l’acide formique, les analyses ont détecté de l’acide lactique et acétique dans les yaourts à base de fourmis, preuve que les bactéries associées aux fourmis jouent un rôle majeur. Ces deux acides sont plus concentrés dans les yaourts aux fourmis vivantes que dans ceux élaborés à partir d’insectes déshydratés ou congelés. Leur production varie selon la saison et la diversité des bactéries : c’est au printemps que les dosages sont les plus élevés.

Il est à noter que ces yaourts de fourmis sont moins acides et contiennent moins de bactéries que leurs cousins conventionnels ou faits maison : 2,5 g/L d’acides totaux contre jusqu’à 12 g/L dans le commerce, avec un pH de 5,0–5,9 contre 4,2 pour le yaourt du supermarché.

Fourmis et bactéries apportent des enzymes influant sur la texture du yaourt

L’étude a aussi montré que l’holobionte de fourmi fournit aussi des enzymes, notamment des protéases, capables de modifier la texture du yaourt. Ces enzymes découpent la caséine, protéine principale du lait, et rendent le résultat plus ferme ou plus fluide.

L’analyse protéomique a confirmé que l’holobionte de la fourmi contribue effectivement à la production de protéases pendant la fermentation. Plusieurs protéases d’origine de fourmi ont été identifiées, dont certaines dégradent la caséine. La bactérie Fructilactobacillus sanfranciscensis, associée aux fourmis, produit deux types de protéases, dont l’une possède une activité de dégradation de la caséine. Ces enzymes se retrouvent aussi bien dans les yaourts faits avec des fourmis vivantes que dans ceux à base de fourmis déshydratées.

En résumé, cette étude montre que les différents composants de l’holobionte de la fourmi – l’insecte lui-même et sa flore microbienne – agissent en synergie. Ils apportent acides et enzymes, et probablement d’autres substances encore inconnues, qui modulent l’acidité, la coagulation du lait et les saveurs du yaourt, contribuant ainsi à son profil organoleptique unique.

Perspectives

Pour Veronica Sinotte, Leonie Jahn et leurs collègues de l’université de Copenhague qui ont dirigé cette étude, la diversité bactérienne associée aux fourmis mérite d’être explorée à l’avenir dans certaines fonctions-clés de la fermentation, comme la transformation des sucres ou la production de composés volatiles responsables des arômes. Ces travaux laissent entrevoir la possibilité de contrôler plus finement certains types de fermentation, notamment pour le pain au levain ou les yaourts végétaux.

Les auteurs ajoutent que, dans le domaine de la gastronomie moderne, familiariser le public avec des aliments connus mais élaborés à partir de microbes et d’insectes pourrait faire évoluer la perception de l’entomophagie. Reste à voir si ce type d’argument saura vraiment convaincre les consommateurs. Mais surtout, souhaitons que l’avenir de la fermentation à base de fourmis ne s’accompagne pas d’une collecte effrénée de ces insectes, car il importe de préserver leur biodiversité, déjà fragilisée.

En somme, si le yaourt fermenté par des fourmis reste avant tout une curiosité scientifique et gastronomique, il incarne surtout l’héritage d’une tradition culturelle singulière. Ainsi, dans certains villages des Balkans, la fermentation du yaourt n’est pas qu’une question de patience : c’est, littéralement, un véritable travail de fourmi.

Pour en savoir plus :

Sinotte VM, Ramos-Viana V, Vásquez DP, et al. Making yogurt with the ant holobiont uncovers bacteria, acids, and enzymes for food fermentation. iScience. Published online October 3, 2025. doi : 10.1016/j.isci.2025.113595

Sirakova SM. Forgotten Stories of Yogurt : Cultivating Multispecies Wisdom. J. Ethnobiol. 43, 250–261. doi : 10.1177/02780771231194779

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