Le 11 janvier 2015, plus de cinquante chefs d’Etat ou de gouvernement, incluant des musulmans, défilaient à Paris parmi des centaines de milliers de personnes, quatre jours après les attentats contre Charlie Hebdo. Le 21 octobre 2020, lors de l’hommage de la nation à Samuel Paty, l’appel d’Emmanuel Macron à continuer le « combat pour la liberté » et à ne pas renoncer « aux caricatures » suscitait, à l’inverse, des réactions négatives au sein du monde musulman : après des manifestations dans différents pays, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, mettait ainsi en cause la « santé mentale » de M. Macron, l’accusant de « diriger une campagne de haine », et, selon la presse égyptienne, le grand imam d’Al-Azhar Ahmed Al-Tayeb déclarait au ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian qu’il attaquerait en justice ceux qui insulteraient le prophète de l’islam.

Une analyse fixée sur l’actualité ne permet pas de saisir ce qui se joue en amont de ces réactions, qui illustrent le jeu ambivalent de dirigeants musulmans vis-à-vis du blasphème. La question du blasphème ou de l’insulte à l’encontre d’une religion s’inscrit dans la durée. Du milieu des années 1960 à la fin du XXe siècle, en Indonésie, au Pakistan, en Egypte, aux Maldives, à Brunei et dans d’autres Etats, des législateurs ont criminalisé toute atteinte à l’islam – et parfois à d’autres religions – ou voté le durcissement des peines.

Parmi les condamnés célèbres figure le Soudanais Mahmoud Mohamed Taha, exécuté à Khartoum en 1985 en raison, notamment, de sa lecture renouvelée du Coran. Quand la justice n’est pas saisie, l’émission de fatwas (avis jurisprudentiels), la mobilisation de groupes intransigeants, voire la complicité de services de police provoquent parfois des assassinats ciblés : ainsi ceux du Turc Ugur Mumcu et de l’Algérien Tahar Djaout, en 1993, ou de l’Egyptien Farag Foda [en 1992].

Objectivation progressive des religions

En 1996, le code pénal unifié de la Ligue des Etats arabes spécifie que tout « blasphémateur » musulman devient un « apostat » passible de la peine de mort, sauf en cas de repentir « dans un délai de trois jours ». Bien qu’adopté de manière unanime, ce code n’a pas été transposé dans les droits nationaux. Mais ces mesures, illustrant le jeu des dirigeants avec la religion, ont été justifiées par les responsables des écoles juridiques musulmanes qui ont fixé de strictes limites à l’expression, en recourant aux notions d’isâ’a (« offense »), d’izdirâ’ (« mépris »), de qadhf (« accusation, rejet »).

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