10 mai 1981. A l’Hôtel du Vieux-Morvan, dans son fief nivernais de Château-Chinon, François Mitterrand attend les résultats du second tour de l’élection présidentielle qui l’oppose au président sortant, Valéry Giscard d’Estaing. Le téléphone sonne vers 18 h 30. C’est Lionel Jospin, depuis le siège parisien du Parti socialiste (PS), rue de Solférino. Les estimations de la Sofres, qui viennent de lui être transmises, ne laissent aucun doute : la victoire est acquise. « Quelle histoire, hein ! Quelle histoire ! », répète le leader socialiste aux proches qui l’entourent.

Quelle histoire, aussi, rue des Italiens, à Paris. Au deuxième étage de l’immeuble du Monde, le service politique se prépare à une longue nuit électorale. La machine est rodée, le calme règne. Jusqu’au moment où le visage du candidat de la gauche s’affiche sur les écrans de télévision. Se produit alors une scène stupéfiante. Le directeur du journal, Jacques Fauvet, monte un étage et entre dans le bureau de Raymond Barrillon, le chef du service politique. Sans un mot, les deux hommes se tombent dans les bras et fondent en larmes.

« Nous étions médusés », se souvient Anne Chaussebourg, alors chargée de la supervision des opérations électorales. Déconcertante accolade, en effet, dans Le Monde très corseté de l’époque. Surtout entre ces deux « monstres froids » que chacun vouvoyait. L’austère Fauvet, Barrillon le rugueux.

L’émotion pourtant les submerge. Car la victoire de Mitterrand représente l’aboutissement du combat qu’ils ont mené contre Giscard. Ce n’était pas écrit d’avance. Lorsqu’il succède au fondateur du journal, Hubert Beuve-Méry, en 1969, après avoir dirigé le service politique pendant vingt ans, Jacques Fauvet apparaît comme un démocrate-chrétien de tempérament. Rien ne semble le prédisposer à militer pour la gauche. D’autant que celle-ci est encore dominée par le Parti communiste (PCF), auquel il a consacré, avec le tout jeune Alain Duhamel, un ouvrage précurseur et sans aménité.

Jacques Fauvet (à droite), directeur du journal « Le Monde », s’entretient avec son successeur, André Laurens, le 25 juin 1982, à l’Opéra Garnier, à Paris.

L’inflexion intervient lors de l’élection présidentielle de 1974. Dans un article, le patron du Monde ne se contente pas d’enterrer le gaullisme et « l’Etat UDR ». S’il reconnaît le talent du candidat Giscard d’Estaing, il cingle d’un « quel passif ! » celui qui a été le grand argentier du pays pendant douze ans, sous de Gaulle puis Pompidou. Il plaide donc pour une véritable alternance démocratique : « Est-il juste, est-il sain, est-il prudent que ceux qui contribuent le plus au développement et à la production de la société soient à jamais exclus du pouvoir, ou même de l’espérance du pouvoir ? » Et de conclure : « Le parti du mouvement peut être le moindre risque. » Même assorti de ce « peut être », il épouse la stratégie de Mitterrand, qui a conquis le PS en 1971 et a signé, un an plus tard, un programme commun avec le PCF.

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