La pianiste Aline Piboule a posé sur le clavier l’Improvisation extraite des Huit pièces brèves, de Gabriel Fauré (1845-1924), introduisant en musique le « récit-récital » qu’elle et l’écrivain Pascal Quignard ont conçu autour du centenaire de la disparition du grand compositeur français. Les deux complices, qui se produisent ce 25 juillet dans le cadre du Festival Messiaen au pays de la Meije (Hautes-Alpes), se connaissent bien : Le Dernier amour de Fauré est leur troisième collaboration, après Ruines (2023) et Boutès ou le désir de se jeter à l’eau (2020).
Un grand Steinway noir les sépare et les réunit, entre les mots et les notes. La vision de cette femme qu’épanouit la fleur de l’âge, et celle du créateur vieillissant marqué par le temps, offre la version possible d’un couple d’amoureux, celui que le maître de musique a formé avec la jeune Marguerite Hasselmans (1876-1947), rencontrée au tournant du siècle, en 1900. Il a 55 ans, elle 24 : leur passion durera jusqu’à la mort du compositeur – et au-delà, la pianiste et muse se consacrant ensuite à transmettre cet art de l’intériorité qui caractérise la musique de Fauré.
Bonheur et désespoir
« Il quitte le monde où il vivait autrefois. Il quitte Robert de Montesquiou, la comtesse Greffulhe, la princesse Edmond de Polignac, la comtesse de Montebello, Colette, Willy, Marguerite Baugnies, Marcel Proust. Il installe celle qu’il aime au 23, avenue de Wagram. Il lui donne tous ses élèves de piano, égrène Pascal Quignard. Les mots de l’écrivain sonnent juste. « L’amour ne cesse d’augmenter. Ils s’écrivent des lettres chaque jour, plusieurs fois par jour. Lettres lumineuses, infiniment cultivées. Elle lit couramment le russe, l’allemand, l’italien. C’est à Marguerite Hasselmans qu’il confie la partie de piano lors des créations des quintettes et de sonates. » Le timbre voilé de l’écrivain musicien module à pas feutrés sa partition de mots, la force d’un amour qui efface les contours du monde social pour redessiner un continent de tendresse et de solitude. Mais le silence qui affecte Fauré vient de l’intérieur : la surdité, dont les premiers signes sont apparus très vite.
Le bonheur et le désespoir sont un couple dans le couple. « A partir de l’été 1902, l’audition se déforme, note Quignard. Ce qu’il entend se désorganise, et cette dislocation l’angoisse. La musique échappe à ses oreilles. Les sons trop élevés s’élèvent une tierce plus haut. Les sons plus graves tombent : ils s’effondrent une tierce plus bas. La musique externe devient une telle souffrance que ce qu’il compose, il ne veut plus le tester au piano. “Je compose dans ma cervelle”, écrit-il à Marguerite. » Au piano, les doigts aimants d’Aline Piboule distillent comme au chevet d’une âme en souffrance l’émotion, le rêve, l’indicible, les yeux ouverts dans le noir, fermés sur le jour, le temps étiré d’une Barcarolle ou d’un Nocturne, dont la musicienne vient de livrer chez Harmonia Mundi les intégrales de treize pièces, soit l’essentiel du corpus pianistique fauréen.
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