On est en plein dans la « malédiction »…

En effet. De 1890 à 1908, l’exploitation brutale du caoutchouc génère des
profits invraisemblables, mais au prix de terribles atrocités. Les Congolais sont maltraités, jusqu’à subir un
sévice nouveau, celui des « mains coupées ». Ces crimes suscitent une telle indignation à l’étranger
que le roi est contraint de céder la RDC à la Belgique en 1908.

Celle-ci s’engage à administrer le pays avec beaucoup plus d’humanité. Des
ethnographes, envoyés dans le pays à cette époque, le cloisonnent dans des entités ethniques inébranlables, en
rédigeant des monographies sur les Batéké ou les Bakongo, comme s’il s’agissait d’essences anhistoriques.
Cette pensée nourrit l’administration coloniale, les missionnaires, et se diffuse chez les enfants, par
l’école et les chansons. Aujourd’hui encore, chaque homme rencontré au Congo peut dire : « Ma mère
était kongo, mon père était luba. » Ce sentiment n’implique pas
forcément des haines ethniques. Mais il y a pourtant un problème : le manque d’éducation.

Or, dès l’époque de Léopold II, l’administration du roi refuse de créer une élite
locale, redoutant qu’elle réclame l’indépendance, comme en Indonésie ou aux Indes. Au contraire, la
Belgique veut privilégier une émancipation lente et collective. Il ne faut pas de directeurs congolais, mais
des contremaîtres. Au Congo belge, le taux d’alphabétisation est l’un des plus élevés de l’Afrique
subsaharienne. A partir de 1955, chaque année, quelques élèves peuvent faire des études
universitaires, mais il leur est interdit d’étudier le droit, l’histoire, la sociologie ou les sciences
politiques, des matières jugées trop subversives. La discipline la plus controversée à laquelle
les rares étudiants aient accès est la psychologie. Ainsi, en 1960, au moment de son indépendance,
le Congo ne compte que 16 diplômés de l’enseignement supérieur, dont une majorité de
psychologues. Or, peut-on gouverner un pays quatre fois plus grand que la France avec une poignée de
psychologues ?

L’idée qu’il ne faut pas d’élite vaut-elle également pour l’armée ?

Parfaitement. La mutinerie du 5 juillet 1960, quelques jours après
l’indépendance, est due au fait que tous les officiers sont européens, et tous les soldats africains. Les
Belges ont gardé la mainmise sur trois secteurs essentiels : l’armée, l’industrie et la politique. Chaque
ministre, après l’indépendance, est flanqué d’un conseiller européen, sorte de ministre de l’ombre, qui lui
dicte ce qu’il faut faire.

L’indépendance de 1960 n’est-elle donc qu’un faux-semblant ?

Oui, parfaitement factice. L’histoire coloniale se concentre souvent sur les
rapports verticaux au sein des colonies, et s’intéresse beaucoup moins aux dynamiques
horizontales d’un empire à un autre. Le gouvernement belge, qui a
beaucoup appris des Néerlandais en Indonésie et des Français en Algérie, sait que la Belgique n’est pas en
mesure de mener de pareilles guerres.

Dès lors, il devint clair pour les Belges que le temps de l’indépendance est venu,
notamment après la
conférence de Bandung, qui se tient en Indonésie du 18 au 24 avril 1955 et qu’un
diplomate français qualifie alors de 14-Juillet à l’échelle planétaire. Tous les pays participants deviennent
membres des Nations unies peu après. Il existe alors une dynamique générale d’indépendances, qui culmine
en 1960.

Quelle influence la guerre froide a-t-elle sur la situation ?

Pour mater la mutinerie du 5 juillet 1960, la Belgique décide d’envoyer
son armée, ce qui est d’une stupidité monstrueuse. Le premier ministre congolais, Patrice
Lumumba [1925-1961], s’emploie alors à repousser ces forces étrangères hors de son
pays. Il demande d’abord de l’aide auprès des Nations unies et des Etats-Unis, mais, comme la réaction tarde,
il s’adresse aux Russes.

Les Américains sont pris de panique. Ils n’ont pas oublié que l’uranium des bombes
atomiques tombées sur Hiroshima et Nagasaki, en août 1945, au Japon, venait du Congo. En 1940,
durant l’occupation de la Belgique par l’Allemagne, le gouverneur général du Congo belge, Pierre Ryckmans
[1891-1959], a fait sortir plusieurs tonnes d’uranium de la mine de Shinkolobwe, au Katanga.
Celles-ci, stockées dans un dépôt du port de New York, ont servi au projet
Manhattan de Robert Oppenheimer [1904-1967].

L’Amérique, elle-même une ancienne colonie, appuie le mouvement de décolonisation,
mais sa peur du communisme la rattrape. Elle décide d’intervenir et le président Dwight Eisenhower
[1890-1969] lui-même donne des ordres à la Central Intelligence Agency [CIA]. Patrice
Lumumba, dont beaucoup souhaitaient la mort, est assassiné le 17 janvier 1961. La
disparition du héros de l’indépendance, premier premier ministre du pays, personnage envoûtant, reste l’un des
grands scandales du XXᵉ siècle.

Après l’assassinat de Patrice Lumumba, Mobutu Sese Seko [1930-1997] prend la
tête du Congo…

Mobutu
commet deux coups d’Etat : le premier, avorté, en septembre 1960, puis un second, qui lui
permet de s’installer au pouvoir, le 24 novembre 1965. Ami de la CIA, Mobutu bénéficie clairement du
soutien des Américains, qui le considèrent comme un homme raisonnable. Pour eux, « Mobutu is a bastard,
but at least, he is our bastard » [« Mobutu est un bâtard, mais au moins c’est le
nôtre »]
. Le calcul est plus politique qu’économique. Pour les Etats-Unis, l’essentiel est de
conserver un maximum d’alliés afin de peser face à l’Union soviétique. Il faut se souvenir qu’en 1965
Ernesto Che Guevara [1928-1967] se rend au Congo et y rencontre Laurent-Désiré Kabila
[1939-2001], le remplaçant de Mobutu trois décennies plus tard, en 1997.

Quel genre de dirigeant Mobutu est-il ?

On se souvient de sa dictature cruelle et, en effet, dès le début, Mobutu est un
chef d’Etat qui réprime sans pitié. Mais il crée aussi un sentiment d’appartenance nationale. En 1971, il
rebaptise le pays « Zaïre », qui veut dire « fleuve » dans la langue kikongo, car
« Congo » rappelle le Congo belge, et puis le royaume Kongo se situe à l’ouest du pays, à
l’embouchure. Pour Mobutu, qui vient de l’Equateur, une région située dans le nord du pays, cela ne veut rien
dire.

Cette construction d’un sentiment national fonctionne-t-elle ?

Oui. Ce que l’Union européenne n’a pas réussi à faire en cinquante ans, lui
a su le créer en dix. Aujourd’hui encore, malgré les rivalités tribales, malgré une histoire
marquée par des velléités sécessionnistes dans le sud du pays, au Katanga, et dans le centre, au Kasaï, et
malgré l’étendue du pays, il y a un fort sentiment national au Congo.

La chute du mur de Berlin, en 1989, change-t-elle quelque chose pour la
RDC ?

En 1989, Mobutu comprend que le monde n’est plus le même et il autorise, par
exemple, le multipartisme. Il prend cette décision après la
mort du dictateur roumain Nicolae Ceausescu. A la télévision, Mobotu voit son grand ami exécuté après
un procès sommaire en décembre 1989, et cet événement, qui le choque profondément, lui fait redouter de
subir le même sort.

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