D’une oreille attentive, il écoute nos questions, puis l’interprétation de son traducteur, Dominique Nédellec. D’une main rapide, il forme des mots sur une feuille – « Bible », « Biologie », « Boucherie » –, les entoure, puis trace des lignes, pour relier les termes entre eux, ou à d’obscurs symboles. Quittant notre rendez-vous avec Gonçalo M. Tavares, dans les bureaux parisiens de son éditrice, Viviane Hamy, on regrette de ne pas avoir dérobé les schémas résumant notre conversation dans une sorte de langage scientifique. Mais ce sentiment se dissipe. Contrairement à l’écrivain portugais, fils d’une professeure de mathématiques et d’un ingénieur, nous n’avons pas la bosse des maths. Mieux vaut s’en tenir à ses propos et à ses livres, dont le pouvoir d’évocation et la profonde clarté s’apparentent aux fables traversant les siècles.
Depuis une vingtaine d’années, le professeur d’épistémologie à l’université de Lisbonne construit une œuvre prolifique et protéiforme. Elle est bâtie autour de deux cycles : Le Royaume, une exploration du mal au XXe siècle, commencée par Un homme : Klaus Klump et La Machine de Joseph Walser (2003 et 2004 ; éd. Viviane Hamy, 2014), et Le Quartier, ouvert avec Monsieur Valéry et la logique (2002 ; rééd. Viviane Hamy, 2008), bientôt rejoint par une dizaine d’habitants – dont Monsieur Brecht et Monsieur Calvino (2004 et 2005 ; éd. Viviane Hamy, 2009 et 2010). Lassé de constater, du café animé de Lisbonne où il travaille, combien « tout le monde pense de la même manière, y compris dans les villes démocratiques où existe la liberté de penser », Tavares a voulu créer une cité imaginaire peuplée de « vrais individus ». En 2021, ils sont réunis dans une somme de 800 pages (Le Quartier, éd. Viviane Hamy).
« Par sauts et hasards »
Autour de ces deux cycles romanesques gravitent des contes, de la poésie, du théâtre et des publications que l’ancien étudiant en physique, sport et art n’associe à aucun genre littéraire. « Ce qui m’intéresse, et Roland Barthes en parlait beaucoup, est l’idée d’écrire comme verbe intransitif, avoue-t-il. A la question “Tu écris quoi ?”, la réponse est une diminution du langage. » Souvent il s’attelle en même temps à un livre plutôt scientifique, à un ouvrage d’art ou à un recueil de nouvelles. « En ce moment, je donne un cours : “Corps, culture et pensée contemporaine”, j’avance par sauts et hasards, confie-t-il. Mon rapport à l’épistémologie est pervers, car j’aime beaucoup la contradiction, l’ambiguïté. Là réside la force de la pensée. »
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