LETTRE D’ITALIE
On ne plaisante pas avec la carbonara. Souvent objet d’indignations outrancières de la part des Italiens les plus sensibles au patriotisme culinaire, la funeste tendance des étrangers à se réapproprier à leurs sauces la recette romaine a encore fait scandale dans la Péninsule. Jeudi 29 août, l’entreprise agroalimentaire américaine Heinz, célèbre pour son ketchup et ses baked beans, a annoncé sur ses comptes X et Instagram britanniques le lancement en septembre d’un nouveau produit au Royaume-Uni : des spaghettis à la carbonara en boîte de conserve à 1,75 livre sterling (2,08 euros) l’unité. Le contenant évoque bien sûr chez certains un cauchemar industriel contraire à l’imaginaire d’un plat traditionnel nécessitant une adresse certaine dans l’assemblage harmonieux de quelques ingrédients choisis avec précaution.
La recette officielle de la pasta alla carbonara n’inclut, en effet, rien d’autre que le jaune d’œuf, le pecorino, un fromage au lait de brebis, et, sous un tour de moulin à poivre, des tranches de joues de cochon séchées, le guanciale, confites dans leurs gras. Or, en plus de les mettre en boîte, Heinz impose à ses spaghettis le voisinage toujours controversé et jugé dégradant de la crème. Et, ce qui est peut-être plus grave, le fabricant remplace même le guanciale par de la pancetta, une charcuterie préparée à base de poitrine de porc. Rien à voir, donc, avec la carbonara des Romains.
« Le temps est venu pour une carbonara sans chichis et sans drame », proclamaient les communicants de Heinz dans leurs posts sur les réseaux sociaux. Vraiment ? S’agissait-il là seulement de vanter les mérites d’une préparation facile à réchauffer au micro-ondes, quasiment prête à manger ? Ou bien de railler par avance les réactions que ne manquerait pas de provoquer en Italie le lancement du produit ?
Une « idée horrible »
Celles-ci, en tout cas, se sont fait entendre. Notamment par la voix du chef cuisinier habitué des plateaux de télévision Gianfranco Vissani, qui, interrogé par l’agence de presse Adnkronos, a cru bon de tonner, menaçant, à l’attention de Heinz : « Je leur dirais d’aller au diable, avec ces propositions, ils détruisent la culture italienne et notre cuisine. Ils devraient avoir honte. » Pour le gastronome, « avec ces initiatives, les entreprises tentent d’innover pour elles-mêmes, (…) il n’y a rien qui représente l’Italie au-delà du nom ».
Toujours à l’Adnkronos, la cheffe italienne Cristina Bowerman, de l’Hosteria Glass (une étoile Michelin), à Rome, a dénoncé, pour sa part, un « abâtardissement de [la] cuisine [italienne] ». Il s’agit pour elle d’une « idée horrible », car, selon la cuisinière, « le risque est que les consommateurs essaient cette version en conserve avant l’original, et qu’ils soient peut-être même déçus ». Mme Bowerman ajoute que « seule la connaissance de la cuisine italienne permet de comprendre que ce produit ne peut pas représenter la recette originale ».
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