L’invasion de l’Ukraine par la Russie et les tensions au Proche et au Moyen-Orient ont encore montré récemment que la sécurité énergétique de la France et de l’Europe peut rapidement vaciller. Alors que risque-t-on lorsque celle-ci n’est pas garantie ? Et comment l’assurer ? Dans ce deuxième épisode spécial « énergie » de « La fabrique du savoir », un podcast du Monde produit en partenariat avec La Nuit de l’énergie 2024, organisée par l’Ecole normale supérieure, rencontre avec Laurence Tubiana, économiste et diplomate, aujourd’hui présidente et directrice générale de la Fondation européenne pour le climat.

A partir de quand parle-t-on de sécurité énergétique ? Et quels sont les piliers fondamentaux pour la maintenir ?

D’abord, il faut se rappeler qu’on a besoin d’énergie pour tout faire et que ces besoins grandissent. Quand on voit aujourd’hui la consommation de l’activité numérique et celle que nous promet déjà l’activité de l’intelligence artificielle, on ne peut que constater que notre vie, notre développement économique et social sont intimement liés à l’énergie. La question de la sécurité énergétique a commencé à se poser lors de la crise du pétrole des années 1970. Elle a mis en évidence l’existence de pouvoirs asymétriques : d’un côté, des pays qui contrôlent la ressource et, de l’autre, ceux qui la demandent. Lorsque les pays pétroliers ont décidé de s’organiser pour contrôler le prix du pétrole, cela a très rapidement créé un choc énorme pour les pays développés. Avec beaucoup de conséquences : en Europe, la nécessité de s’ajuster à ces prix très élevés et de trouver des alternatives – notamment en France avec le nucléaire –, et pour les Etats-Unis la course pour devenir complètement autonomes.

Selon l’Insee, en 2022, le taux d’indépendance énergétique en France était de 50,6 %. Que peut-on dire de ce chiffre ?

Il est d’autant plus intéressant que la France se targue, à juste titre − en tout cas pour ce qui est de l’électricité − d’être indépendante en termes de production non pas primaire, puisqu’on importe de l’uranium, mais pour sa transformation dans les usines nucléaires. Mais l’électricité ne représente pas une si grosse part de notre consommation d’énergie. On a tendance à oublier qu’on importe beaucoup de pétrole et de gaz, d’où la panique quand la Russie a envahi l’Ukraine en 2022. Même si la France parie sur le nucléaire pour son indépendance énergétique, cela ne suffit pas. Elle reste très largement dépendante du reste du monde.

Comment la dépendance (ou l’indépendance) énergétique a-t-elle évolué au cours des dernières années ?

Revenons aux années 1970 : non seulement la France a lancé une nouvelle source de production d’électricité par le nucléaire, mais elle a aussi produit un très gros effort en matière d’efficacité. La consommation d’énergie a alors beaucoup diminué. Cet effort a notamment reposé sur l’innovation technologique avec cette campagne publicitaire connue : « En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. » Mais, au fil du temps, nous avons un peu oublié que les ressources étaient limitées. Le pétrole n’était pas cher et beaucoup de pays étaient devenus exportateurs. Mais l’invasion russe récente a créé un choc pour des pays totalement dépendants, comme l’Allemagne et même la France. Les prix ont flambé et on a craint de ne pas avoir assez de gaz pour se chauffer. Il y a eu une urgence à s’adapter à moins de gaz et du gaz plus cher, une urgence à trouver un nouveau fournisseur en renforçant nos relations avec les pays du Golfe – le Qatar, les Emirats arabes unis –, mais aussi et surtout avec les Etats-Unis. Et c’est donc leur gaz liquide, importé par méthaniers, qui approvisionne aujourd’hui l’Europe.

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A l’automne 2022, le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, avait fait sourire en recommandant de porter des cols roulés et en demandant de baisser la température dans les appartements. Ce type d’appel pourrait-il se multiplier à l’avenir ?

Dans l’urgence, c’est une très bonne politique, mais c’est insuffisant. Car il reste les consommations obligées des entreprises, des transports, etc.

Quels sont les risques aujourd’hui en matière d’énergie ?

D’abord, il y a le risque de l’impact des événements climatiques sur sa production et son transport : à cause des tempêtes, l’électricité peut être empêchée de circuler par exemple. Ensuite, il faut toujours de l’eau pour produire de l’énergie, pour le refroidissement des centrales, qu’elles soient nucléaires ou à charbon… Même chose avec les sécheresses. Enfin, il y a le risque géopolitique. L’énergie, ça explose. C’est donc une source qui peut mettre en danger la sécurité humaine.

Alors, quels leviers actionner pour à la fois économiser l’énergie mais aussi mettre en œuvre cette sécurité énergétique ?

A un moment ou à un autre, cela va forcément passer par les prix. Mais cela sera difficile pour de nombreuses couches de la population pour lesquelles le coût de l’énergie représente déjà une grosse partie du budget. Il faut donc y réfléchir dans un contexte de justice sociale. Malheureusement, nous sommes dans un monde de très grande compétition économique où la compétitivité des entreprises est très liée à la consommation d’énergie. Le marché n’est pas transparent ; nous avons donc un gros souci pour aller vers l’efficacité énergétique de masse.

Quid du mix énergétique entre fossiles et renouvelables ?

L’Espagne et le Portugal se fondent à 100 % sur l’énergie renouvelable, mais ils doivent régler la question du stockage de cette électricité, qui est variable. La France, elle, veut une combinaison énergétique, mais elle compte d’abord sur le nucléaire. Or, construire de nouvelles centrales prend beaucoup de temps. Il y a donc un réel enjeu de production énergétique dans un moment où il faut absolument se débarrasser des énergies fossiles. Et comme on a mis longtemps à en prendre conscience et que nous ne sommes pas prêts, la solution du mix énergétique est très sérieuse.

Que peut-on dire de l’impact de la sécurité énergétique sur la démocratie, deux concepts étroitement liés ?

De nombreux pays exportateurs de gaz et de pétrole sont aux mains de régimes autoritaires. C’est le cas typique de la Russie. Quelques mois seulement après l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine a dit que, au fond, cette crise était née de l’entêtement de l’Union européenne à vouloir des énergies renouvelables au lieu d’établir des relations stables avec son pays. Il y a donc bien un enjeu pour la démocratie. Autre aspect de plus en plus sensible sur notre territoire : l’occupation de l’espace, que ce soit pour installer des éoliennes, des fermes solaires, ou autre. Ces espaces sont occupés ou exploités par des personnes, d’où les protestations contre les éoliennes en mer, dans les paysages ruraux, contre les fermes solaires dans les Cévennes par exemple…

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Comment concilier sécurité énergétique et lutte contre le changement climatique ? Ce n’est pas toujours facile, et c’est souvent le premier qui l’emporte au mépris du second…

Depuis deux ou trois ans, nous nous sommes concentrés sur l’installation de terminaux de stockage de gaz liquide, bien au-delà de ce dont nous avons besoin, et sur les énergies fossiles qu’on a subventionnées encore plus qu’auparavant. Il y a donc d’un côté le manque d’autonomie et la nécessité d’y répondre rapidement dans un contexte de crise, et d’un autre côté la lutte contre le changement climatique. Voilà deux scénarios complètement opposés.

Face à une crise, on se tourne donc vers ce qu’on connaît déjà ?

En effet. Et le secteur du pétrole et du gaz n’ont eu qu’à répondre : « On est prêt, on est là, on ne peut pas se passer de nous. » D’ailleurs, leurs profits ont été multipliés par quatre. Notre dépendance s’est renforcée, mais il faudrait beaucoup d’investissements, et pour l’instant, nous avons juste tourné la tête. Mais puisqu’on met beaucoup d’argent dans les énergies fossiles, on pourrait déjà commencer par récupérer celui-là, non ?

« La fabrique du savoir » est un podcast écrit et animé par Joséfa Lopez et Marion Dupont, pour Le Monde. Réalisation : Diane Jean. Mixage : Eyeshot. Article : Caroline Andrieu. Identité graphique : Thomas Steffen. Partenariat : Sonia Jouneau, Cécile Juricic. Partenaire : Ecole normale supérieure.

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