
Alors que l’armée israélienne poursuit ses frappes sur la bande de Gaza et que la famine s’aggrave au sein du territoire palestinien, quel regard les médias israéliens portent-ils sur cette situation ? Comment la couvrent-ils ? Et quels rapports Benyamin Nétanyahou entretient-il avec la presse de son pays ?
Jérôme Bourdon, historien des médias et enseignant-chercheur à l’université de Tel-Aviv entre 1997 et juin 2025, a répondu aux questions des lecteurs du Monde lors d’un tchat.
Alexxx : Les journalistes israéliens réclament-ils, comme leurs confrères internationaux, un accès à Gaza ? Ou alors ils n’y voient pas « l’intérêt » ?
Non, les journalistes israéliens ne réclament pas un accès indépendant à Gaza (c’est-à-dire, sans l’accompagnement de l’armée, dont ils peuvent disposer, comme « embedded »). Ceux, en nombre faible mais un peu plus nombreux ces derniers jours, qui réclament une couverture du massacre et désormais de la famine, demandent que leurs médias cessent l’autocensure et rapportent des faits qui sont désormais faciles à corroborer, émanant des journalistes gazaouis qui travaillent pour les grandes agences, notamment, mais aussi des humanitaires, et même, depuis peu aussi, des soldats eux-mêmes qui ont témoigné de massacres et aussi vu de leurs yeux la famine.
NK : Concrètement, à quelles images des horreurs se passant à Gaza les Israéliens ont-ils accès ? Voient-ils via les réseaux sociaux ce que le reste du monde (une partie au moins) s’efforce de dénoncer ?
Les Israéliens n’ont pas eu jusqu’à ces derniers jours accès aux images d’horreur, elles-mêmes d’ailleurs relativement peu nombreuses par rapport à l’ampleur de la famine et des destructions. Il faut bien sûr faire exception pour ceux ou celles qui les cherchaient activement sur les réseaux sociaux, sur les fils d’Al-Jazira, ce qui concerne particulièrement les citoyens palestiniens d’Israël (qu’on appelle en Israël « arabes israéliens »). Les médias mainstream les ont simplement ignorées. On a vu un correspondant très respecté, Alon Ben David, le dire à l’antenne en mai 2025. En substance : nous ne les montrons pas, notre public n’en veut pas.
Dans l’espace public, ces images ont filtré depuis un mois ou plus lorsque des manifestants (en tout petit nombre) ont brandi des photos d’enfants gazaouis morts, sans signe de malnutrition, mais comme simple rappel qu’Israël était responsable de la mort d’enfants. Ces images (agrandies) ont été les plus présentes dans le centre de Tel-Aviv, lors d’une manifestation contre la guerre qui a rassemblé, disons, un millier de personnes (mais la manifestation n’a pas été très couverte).
Le tournant – durable ? Il faut attendre – a eu lieu il y a trois, quatre jours. Quand des médias internationaux, y compris des médias jugés pro-israéliens (donc conservateurs, comme le Daily Express en Angleterre), ou d’extrême droite (Fox News aux Etats-Unis), ont rapporté qu’il y avait une famine à Gaza. Le Daily Express a fait sa une sur une terrible photo d’enfant décharné, le 22 juillet. Les trois grands journaux télévisés (les chaînes 11, 12, 13) ont consacré un reportage à cette présence de la famine relayée par des médias étrangers. La chaîne 13, toutefois, l’a floutée. Les chaînes 11 et 12 ont reconnu qu’on ne mangeait pas à sa faim à Gaza, la 13 a parlé d’une « guerre des versions ». Toutes mentionnent toujours la version de l’armée qui nie, parlent de photos d’enfants du Yémen, de fake [news]… et, hier soir, accusaient les Nations unies d’empêcher l’entrée de nourriture à Gaza (on appréciera, après que Tsahal a démantelé le système de distribution de l’UNRWA…). Donc, prise de conscience et quelques images, mais cela reste modeste, et ne s’est pas amplifié ce matin.
Normand : Les Israéliens ont-ils conscience de l’horreur en cours à Gaza ? Ceux qui en ont conscience, comment réagissent-ils ? Ce qu’il se passe là-bas sera difficile (pour ne pas dire impossible) à assumer pour plusieurs décennies.
La réponse sur l’opinion publique est complexe, et a évolué. Il faut isoler les électeurs (notamment nationaux-religieux, mais du Likoud aussi), qui sont aussi des spectateurs de la chaîne 14, d’extrême droite. Là, on nie les chiffres des morts, et la part des femmes et des enfants dans ses morts. Un journaliste d’extrême droite (du quotidien Israel Hayom) a, lui, commenté un chiffre de morts plus élevé donné par le quotidien Haaretz (100 000 au lieu des 50 000 et plus) en disant « bonne nouvelle ». On peut nier les chiffres et s’en féliciter : ce qui signifie que cette information ne touche pas ce type de journalistes et leurs lecteurs. Ces électeurs-spectateurs-là, même ceux qui accepteraient l’idée que tous les Gazaouis ne mangent pas à leur faim, y sont indifférents, et surtout nient toute responsabilité israélienne.
Cette question de la responsabilité est cruciale. Les électeurs opposés à Benyamin Nétanyahou, dans leur masse, avaient très peu conscience jusqu’à récemment de ce qui se passe à Gaza, et se disaient satisfaits de la couverture des médias mainstream (notamment des chaînes 11, 12, 13). Le changement de ces derniers jours, accompagné, précisons-le, par des voix respectées du journalisme mainstream reconnaissant qu’il y a famine, comme Ron Ben-Yishai, a forcé ces Israéliens à reconnaître l’horreur, surtout par la question de la faim, des tirs de Tsahal sur la foule qui vient chercher de la nourriture, qui sont mentionnés par les médias. Même si on continue de traiter le Hamas comme l’ultime responsable, de parler abondamment de la mainmise du Hamas sur une partie de l’aide alimentaire, les Israéliens, traditionnellement très sensibles à l’image internationale du pays, ont un sentiment de honte.
Tous les articles traitant de la famine parlent de cette image « dégradée » ou « catastrophique », dont ils rendent responsables le gouvernement. Le souci moral est inséparable du souci de l’image. Cet électorat-là était très présent dans la grande manifestation d’hier soir, sur la place Habima à Tel-Aviv, qui a réclamé massivement, c’est une première, la fin de la guerre ! Et non seulement le retour des otages (c’est une triste antienne depuis le début). Toutefois, aucun des orateurs n’a mentionné la fin de la guerre à Gaza ou les horreurs. Ils ont rappelé le sort des otages, et aussi, les soldats israéliens qui meurent à Gaza, et dont beaucoup se rendent compte que leur rôle n’est pas une illusoire victoire, mais le maintien de Nétanyahou au pouvoir.
Pour finir ce petit panorama de l’opinion publique, il faut citer la minorité d’Israéliens (représentés par la manifestation de mardi soir) qui réagissent avec une honte et une indignation profonde, qui trouvent que leur armée et leur gouvernement sont les responsables directs du massacre et de la famine, qui parlent ouvertement de génocide, qui font la comparaison avec la politique nazie, et qui reflètent au fond des positions qu’on trouve surtout en dehors d’Israël. Mais, répétons-le, ils sont une petite minorité, même si elle a grandi ces derniers jours.
Hart74 : La presse israélienne a-t-elle globalement la même lecture des événements en cours ? Ou bien y a-t-il des nuances ? Les médias plus nuancés passent-ils pour « traîtres » ?
En gros, on peut distinguer trois groupes de médias.
1. Un gros bloc mainstream qui ignorait jusqu’à récemment le massacre (ou le minimisait, rendant le Hamas entièrement responsable) mais critiquait la conduite de la guerre, Nétanyahou et sa corruption, les agissements de colons en Cisjordanie.
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2. Un bloc d’extrême droite (Channel 14 [C14], Israel Hayom, et aussi beaucoup les réseaux sociaux), qu’on comparera à Fox ou CNews en France : beaucoup d’opinions, violentes, un racisme ouvert, très peu de reportages, et surtout aucun concernant les Palestiniens. Ceux-là critiquent le bloc mainstream qu’ils trouvent propalestinien, auquel ils reprochaient dans un sondage de début juin de donner trop de place à Gaza (ce qui ne manque pas de sel).
3. Enfin, le petit bloc très cité en dehors d’Israël, surtout Haaretz et le magazine en ligne 972 qui ont leur version anglaise. Ils ont une singularité commune : ils emploient un nombre significatif de journalistes palestiniens (d’Israël), qui ont donc massivement accès aux sources en arabe. Et ils couvrent en détail, depuis le début pour 972 (Haaretz s’y est mis plus lentement), le massacre de Gaza (972 a dit tôt « génocide »), le désastre du système mis en place par la Gaza Humanitarian Foundation, l’insuffisance totale de l’aide humanitaire, les camions qu’on ne laisse pas entrer… bref, ce que vous pouvez lire dans Le Monde, Libération, ou d’autres. Oui, ceux-là sont facilement considérés comme des « traîtres ». De surcroît, ils n’épargnent pas leurs collègues. Pour être précis, le point de vue de ces médias que beaucoup en Israël diront « d’extrême gauche » apparaît parfois dans des articles d’opinion des grands médias (comme YNet ou le site Walla).
Il faut nuancer ce tableau, car il y a des préoccupations qu’on va retrouver dans à peu près tous les médias, même si elles sont traitées différemment : l’antisémitisme (réel ou supposé) est très couvert, de longue date, en Israël. Et de fait, récemment, il y a eu des actes hostiles envers des Israéliens en dehors d’Israël, en nombre croissant. Par exemple, un bateau de touristes israéliens a dû être « re-routé » d’un port grec en raison d’une manifestation propalestinienne. Deux jeunes Israéliens ont été brutalisés à Rhodes. De C14 à Haaretz, ces faits-là, par exemple, ont été couverts. La différence peut se trouver dans l’explication et dans le volume de ces faits. A l’extrême droite, on hurle à l’antisémitisme à tout propos, on ne s’interroge jamais sur la causalité et sur ce qui nourrit cette hostilité envers des Israéliens. Channel 14 est la seule à couvrir certains faits dont l’interprétation peut être complexe. Si ça vous intéresse, cherchez « James O’Brien », « LBC », « London », « antisemitism », concernant un journaliste anglais qui s’est excusé d’avoir cité un message d’auditeur pouvant être interprété comme antisémite, peut-être – et la chaîne de titrer « antisémitisme sans précédent ».
Enfin, il faut sans cesse rappeler la présence des otages, en saturant l’espace public, les journaux, les sites, les grandes manifestations, mais aussi les ponts, les grandes avenues, les vidéos qu’on diffuse sur les lieux de travail (dans mon université à Tel-Aviv, par exemple), et le 7-Octobre, encore omniprésent dans l’actualité, avec des récits d’ex-otages, de leurs familles, des enquêtes sur le détail de l’attaque terroriste du Hamas. Les otages sont négligés seulement à l’extrême droite, jugés un obstacle bien sûr à la victoire et à la recolonisation de Gaza dont elle rêve. Mais c’est une exception. C’est une coupure importante, mais qui ne touche pas le sort des Gazaouis ou des Palestiniens de Cisjordanie.
BJ : Quels sont les rapports de Nétanyahou à la presse ? Est-il dans un rapport de force avec les journalistes ? Ou bien sont-ils de toute façon acquis à la cause de ce gouvernement ?
Lou : Quelle est la part de contrôle des médias par le gouvernement israélien ? Quelles différences avec la France relevez-vous ?
Les rapports de Benyamin Nétanyahou à la presse (sauf ces affidés d’extrême droite et ses influenceurs favoris) sont détestables, depuis très longtemps. Il s’en est pris aux médias mainstream (traités comme « de gauche ») depuis des années. La coupure ici n’est pas la question palestinienne, mais celle qui s’y est ajoutée (et ne la recoupe que très partiellement) dans la société israélienne dans les années 2000 : les pro et les anti-« Bibi ». Nétanyahou déteste donc les chaînes 11, 12, 13, et Haaretz. Il a essayé de manipuler en sa faveur Yediot Aharonot (le deuxième quotidien derrière Israel Hayom, extrême droite), et le site Walla, cela fait partie des procès en cours contre lui. Mais cet épisode est terminé. Il déteste par-dessus tout Haaretz, son gouvernement voulant le punir en le privant des ressources de la communication publique. Nétanyahou peut compter sur le bloc d’extrême droite. Et surtout, il est un maître des réseaux sociaux, là aussi de longue date.
Vous demandez si les médias ne sont pas acquis à la cause du gouvernement, très bon point. Car l’opposition à Nétanyahou a commencé avec les affaires de corruption et le procès fleuve dont elle fait l’objet, puis avec la « réforme judiciaire » (dite « coup d’Etat judiciaire ») qu’il avance depuis l’élection de novembre 2022. Après octobre 2023, Nétanyahou, dont on disait qu’il détestait la guerre, est devenu « chef de guerre » enthousiaste. Dans les débuts de l’offensive contre Gaza, les Israéliens approuvaient l’attaque, et cela a duré des mois, avant qu’on se réveille, de plus en plus, non à propos des Gazaouis, mais des otages qui ne revenaient pas et des interminables négociations qui ne faisaient pas revenir les otages.
Bien sûr, beaucoup de médias blâmaient le Hamas, mais Haaretz, et aussi certains médias plus mainstream, ont écrit que Nétanyahou torpillait systématiquement les négociations. Puis, l’Iran a un moment changé la donnée, l’attaque étant massivement approuvée en Israël, avec une indifférence globale pour les conséquences pour les Iraniens (aujourd’hui, raidissement du régime, sans compter les bombardements de la prison d’Evin qui ont fait 79 morts), et aussi pour la réalité des dommages causés au programme nucléaire. Nétanyahou a été singulièrement approuvé pour cela. A nouveau, il est plutôt blâmé aujourd’hui. Cela peut évoluer très vite, notamment autour du sort des otages restants…
Hamtaro : La ligne de certains journaux a-t-elle évolué en plus de vingt-et-un mois de guerre ? Dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs (plus empathique envers les Palestiniens, ou à l’inverse encore plus radicale…)
C’est un peu complexe. Je noterai simplement l’évolution de Haaretz. Il y a fallu quelques longs mois, mais aujourd’hui le journal n’a jamais été aussi critique de la guerre, et il est devenu une source d’information essentielle (on peut citer sur la couverture de la guerre Nir Hasson, journaliste remarquable). Ce journal est, de mon point de vue, une lecture indispensable aujourd’hui.
Matthieu : Vous qui avez enseigné à Tel Aviv jusqu’en juin 2025, que pouvez-vous nous dire sur l’état d’esprit et l’opinion des jeunes étudiants israéliens ? La population et l’opinion semblent assez partagées.
Les jeunes israéliens sont très divisés, comme leurs aînés. Mais ils sont nés après la Deuxième Intifada (2000-2005) : et depuis il y a eu droitisation du pays et de ses médias. Ils sont globalement persuadés que le monde est contre Israël, ils sont peu conscients par exemple du soutien venu de la droite et l’extrême droite et leurs médias au succès croissant (aux Etats-Unis et en Europe) – sans évoquer les conséquences de ce soutien. Ils sont pris dans une machine nationaliste puissante. Il faut bien sûr mettre à part les 20 % de Palestiniens citoyens d’Israël, dont certains sont parmi mes étudiants, et apportaient une voix très différente, avec un clivage visible dans la classe même, qui pouvait donner une bien fragile occasion de dialogue aussi.