Avec dix nominations, le film américain The Brutalist est favori dans la course aux Oscars, dimanche 2 mars, mais pas seulement pour de bonnes raisons. Hollywood pourrait sacrer une œuvre dont le héros, un architecte juif hongrois, incarné par l’acteur Adrien Brody, passé par la prestigieuse école allemande du Bauhaus dans l’entre-deux-guerres, puis rescapé des camps d’extermination, débarque en Amérique en 1947, persuadé d’y trouver un territoire à la hauteur de son talent moderne, avant qu’un riche client, sorte de Donald Trump vintage, broie sa créativité et humilie son corps. L’artiste en tire une leçon shakespearienne, qui résonne avec nos temps troublés : « Le pays entier est pourri. »
Arrêtons-nous sur le profil de l’architecte dans ce film signé Brady Corbet : un génie incompris, torturé, drogué, arrogant, visionnaire, travaillant seul contre le reste du monde, hors du temps, assimilant le moindre compromis à une compromission. La commande est pour lui de l’ordre de la transcendance. Il a peu d’attention pour celles et ceux qui vont « habiter » ou animer son bâtiment – pardon, son œuvre. Du reste, la forme qu’il lui donne renvoie à son douloureux passé, et non à son usage futur – entre centre culturel, salle de sport et lieu de recueillement.
L’architecte Daniel Libeskind, l’auteur du nouveau World Trade Center à New York après les attentats, écrit (sur le site The Forward) que The Brutalist l’a profondément touché. Tout de même, ce profil est très éloigné de la réalité du métier d’architecte, constate Edwin Heathcote dans un article publié sur le site Financial Times le 27 janvier, rappelant qu’un bâtiment est aussi le fruit d’une constellation d’intervenants et de facteurs ; sans doute le documentaire My Architect, en 2003, que Nathaniel Kahn a consacré à son père, le grand Louis Kahn (1901-1974), est-il le film qui cerne le mieux l’acte créatif, hors des clichés.
L’architecte-roi
Mais voilà, la représentation de l’architecte en génie romantique ne cesse d’être reproduite depuis le film Le Rebelle, de King Vidor, en 1949, adapté du roman La Source vive (1943) de la libertarienne Ayn Rand. Gary Cooper y incarne la modernité, seul contre tous, estimant que son intégrité d’artiste est plus importante que l’usage d’un bâtiment, allant jusqu’à détruire à la dynamite des logements pour pauvres au motif qu’on y a ajouté sans son consentement des balcons. Et que dire de Megalopolis (2024), de Francis Ford Coppola, où le bâtisseur incarné par Adam Driver a le pouvoir d’arrêter le temps…
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