La revue des revues. C’est un imposant ouvrage de plus de 500 pages qui explore l’une des grandes questions de notre époque : l’omniprésence de la gouvernance par les nombres. L’obsession de la mesure a en effet atteint le moindre recoin de notre vie économique, politique et sociale. L’individu est désormais quantifié « dans sa biologie, sa psychologie, sa vie professionnelle et sociale », remarque René Sève, le directeur de la revue Archives de philosophie du droit – au point, souligne-t-il, que la formule de Protagoras « L’homme est la mesure de toute chose » pourrait être remplacée par « L’homme est la chose de toute mesure ».

Comment ce triomphe de la quantification, qui s’est imposé dans la gestion des finances publiques, la mesure de la performance des salariés ou le pilotage des stratégies de santé, affecte-t-il le domaine du droit ? C’est la question posée par cette revue qui réunit une quarantaine de contributions émanant d’universitaires mais aussi de responsables d’institutions – Laurent Fabius, le président du Conseil constitutionnel, Pierre Moscovici, le premier président de la Cour des comptes, ou Benoît Cœuré, le président de l’Autorité de la concurrence.

Cet ambitieux travail se garde bien, précise d’emblée René Sève, de « céder à des visions trop apocalyptiques et monistes considérant toute quantification d’envergure comme une menace à terme pour les libertés ». D’autant que le grand défi de notre époque, la lutte contre le réchauffement climatique, impose au juge de se référer à une batterie de données scientifiques et à des objectifs fixés par les accords internationaux : les magistrats ont donc besoin d’outils pour mesurer, par exemple, l’efficacité des politiques publiques.

Part d’illusion

Si nombre d’auteurs réunis dans cet ouvrage soulignent donc l’utilité de ce mouvement de quantification, ils insistent aussi sur sa part d’illusion. Le processus de production d’un chiffre repose sur des conventions, rappelle le chercheur Félicien Pagnon. La statistique est affaire de « catégorisation, de classification, de conventionnement », résume-t-il. La modélisation scientifique ne peut donc éliminer les « jugements de valeur éthiques », ajoute l’universitaire Cyril Hédoin.

Plus critique encore est la position de l’intellectuel le plus cité dans cet ouvrage, le juriste Alain Supiot. Au début des années 2010, ce professeur au Collège de France avait consacré à la « gouvernance par les nombres » un cours publié en 2015. Interrogé par la revue, il se montre aussi alarmiste qu’il y a dix ans : appliquer aux affaires humaines une autorégulation fondée sur le calcul pour les mettre en pilotage automatique est un « mirage », affirme-t-il. La gouvernance par les nombres, ajoute-t-il, « rend aveugle aux réalités du monde au lieu d’en donner une image fidèle ».

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