Longtemps, Eulalie Bigolet a été fâchée avec les mots. Quelques jours après l’obtention de son bac professionnel Services aux personnes et animation dans les territoires (Sapat), en juin, l’étudiante de 19 ans a pourtant tenu à prendre la plume. Sa lettre était adressée à « toute l’équipe pédagogique de la maison familiale rurale [MFR] d’Agencourt [Côte-d’Or] : ces six années m’ont sauvée du désespoir. Avant d’entrer dans votre école, j’étais persuadée d’être nulle en classe et que je n’avais aucune capacité intellectuelle. Puis vous m’avez appris, et j’ai eu confiance en moi. Preuve en est : brevet des collèges, mention assez bien ; CAPa Sapver [CAP agricole Services aux personnes et vente en milieu rural], mention assez bien ; bac pro Sapat, mention assez bien ».

« Sauvée ». C’est aussi le premier mot qui vient à Céline Moreno, 19 ans, longue chevelure blonde, pour décrire ses sept années passées à la MFR de Baigneux-les-Juifs (Côte-d’Or) depuis la 4e. Après s’être accrochée pour obtenir son bac Sapat (elle a redoublé sa terminale), elle s’est laissée convaincre par ses formateurs de poursuivre un an en BPJEPS (brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport) animation sociale, dans la même classe qu’Eulalie : « C’est ma deuxième maison, ici. Les moniteurs, c’est comme la famille. »

Dans les couloirs, les chambrées d’internat et les salles de formation de la MFR de Baigneux-les-Juifs, les garçons ne sont pas légion. Ici, ce sont les filles du coin qui se racontent. Celles qui « tiennent la campagne », ou bientôt la tiendront, pour reprendre le titre de l’enquête de Sophie Orange et Fanny Renard (Des femmes qui tiennent la campagne, La Dispute, 2022). Les sociologues y montrent à quel point l’organisation des territoires ruraux repose en grande partie sur « une bande de femmes » qui, face au retrait de l’Etat social, tiennent tous les services essentiels : petite enfance et enfance, grand âge, collectivités locales…

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Pour l’heure, elles sont encore alternantes. Des rêves d’ado et des oursons en peluche sous l’oreiller, déjà des préoccupations d’adulte. « S’occuper des personnes », les âgées et les petites, elles ont « toujours voulu faire ça », assurent-elles d’une même voix, claquettes à pompons aux pieds. Quoique.

« Tu sais pas lire ? »

L’histoire de ces jeunes filles commence par l’école. Le « système scolaire classique », celui qui ne « voulait pas [d’elles] ». « En [collège] général, j’aurais complètement décroché ! », s’exclame Rosie Lefebvre, 17 ans, en terminale Sapat, avec une certaine maturité. A la fin du collège, elle a été diagnostiquée HPE, pour « haut potentiel émotionnel ». Quoiqu’elle n’accorde que peu de crédit à ce genre de tests, une chose est sûre, « les classes à 30, 35, c’est pas pour moi ». Elle a besoin de sa tranquillité.

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